Dans l’Etat français, au cours des dernières années, l’actualité a beaucoup tourné autour du terrorisme. Il s’agit très principalement du terrorisme islamiste. Les attaques contre une école juive, contre des soldats, contre Charlie Hebdo, l’Hypercasher, le Bataclan, à Nice, sur des terrasses de café, etc, ont entraîné une très forte réaction dans notre société. L’aspect principal a été le renforcement de la logique de guerre impérialiste, notamment sur notre territoire : l’armée patrouille plus dans nos rues, les perquisitions s’enchaînent, l’état d’urgence a été prolongé encore et encore, les tribunaux se remplissent. Des réfugiés arrivent par milliers pour survivre aux bombes. La guerre en Afrique et au Moyen-Orient existait surtout sur nos écrans : maintenant, elle fait partie de nos vies.
Bien sûr, le gouvernement comme l’opposition ont utilisé ces faits pour diviser le peuple, pour diviser notre classe. Ils ont lié terrorisme et immigration, mettant sur le même plan les bourreaux et les victimes, et niant leur responsabilité dans cette situation. Ils ont justifié leurs pratiques sécuritaires, et ciblé les personnes musulmanes ou désignées comme telles comme responsables collectifs. Dans les médias, les positions des franges les plus réactionnaires de la société, des fascistes, sont de plus en plus dominantes : ils lient la question de l’Islam à la violence, à l’insécurité, à la guerre, à la drogue, à l’immigration, au chômage. Tout est mélangé pour préparer les esprits à accepter les violences de masse, et ces idées pénètrent progressivement dans le peuple. L’antiterrorisme est principalement porté par la classe moyenne, c’est-à-dire en termes scientifiques la petite-bourgeoise dont l’aristocratie ouvrière. C’est cette classe sociale qui s’est particulièrement sentie touchée par les attaques des dernières années. C’est elle qui pèse sur le pouvoir : la grande-bourgeoisie sait qu’elle est protégée et s’intéresse surtout à la défense de ses intérêts économiques à l’étranger ; quant au prolétariat, il est tout simplement exclu de la vie politique, à part lors des périodes d’élection durant lesquelles les classes dirigeantes essaient de le mobiliser dans les urnes. Lors du mouvement pour « Charlie », l’aspect principal était le soutien à l’Etat impérialiste, à sa police, et donc en creux, une
demande pour plus de répression.
Face aux discours agressifs sur l’Islam, beaucoup de démocrates sincères se contentent de dire que les jihadistes seraient de mauvais musulmans, qui n’auraient pas bien compris les textes ou qui représenteraient une anomalie. Cet argumentaire ne suffit pas à lutter contre l’islamophobie, ni contre le jihadisme. Ce n’est pas une analyse scientifique, et nous pensons qu’il est nécessaire d’aller plus loin et d’étudier la racine de ces problèmes.
Islamisme, salafisme, jihadisme, Daesh… C’est quoi ?
L’islamisme, c’est la théorie politique qui consiste à dire que l’Islam, c’est-à-dire la religion musulmane, doit diriger la société, que l’Etat et sa loi doivent suivre les principes du Coran. Cette position est minoritaire parmi les personnes musulmanes dans notre Etat.
Chez les islamistes sunnites, le salafisme est un courant puissant. Les salafistes veulent revenir à la pureté des premiers temps de l’Islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Ils ont une vision très réactionnaire de l’Islam. Pour autant, la plus grande partie des salafistes en France sont dits « quiétistes », c’est-à-dire qu’ils ne cherchent pas à s’affronter avec l’Etat laïque : ils considèrent que celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu.
Une minorité de salafistes, venant pour la plupart du salafisme quiétiste à l’origine, est jihadiste. C’est-à-dire que pour eux, il faut combattre les mécréants pour redonner leur dignité aux musulmans. Le devoir des croyants serait donc de prendre les armes contre le culte des idoles, contre le taghut, comme par exemple la démocratie qui remplace le pouvoir de Dieu par celui du peuple (certains intégristes catholiques pensent la même chose). Les deux courants du salafisme se traitent mutuellement de khawaridj, c’est-à-dire de déviants. On appelle souvent les jihadistes d’aujourd’hui des takfiristes, c’est-à-dire des gens considérant tous leurs adversaires comme des mécréants qu’il faut excommunier (takfir).
Est-ce qu’un courant a raison et l’autre a tort ? Tout est question d’interprétation : même si la plupart des recrues de Daesh sont très mal formées, les jihadistes s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) pour légitimer leur action. Le salafisme est une aqida, une croyance religieuse cohérente qui s’appuie sur des textes, des références historiques, une pensée politique. Il est inutile d’essayer de démonter les croyances d’un takfiriste en s’appuyant sur une autre aqida plus pacifique.
Daesh, appelé officiellement l’Etat islamique, est une organisation créée au départ en Irak en 2006, lorsque des parties importantes de la résistance anti-américaine se sont tournées vers le jihadisme. Au départ, Daesh était lié à Al Qaida. Finalement l’élève a dépassé le maître en déclarant en premier le Califat. Le développement de Daesh peut s’expliquer par des raisons semblables à celles qui ont fait le succès d’Al Qaida dans les années 80 et 90 :
- D’une part, les impérialistes (principalement russes puis américains) ont entraîné une forte résistance populaire en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et ailleurs : celle-ci a pris différentes formes, dont l’islamisme. Aujourd’hui, les jihadistes se présentent faussement comme des résistants à l’impérialisme pour s’attirer des soutiens.
- Lors des soulèvements populaires, que ce soit en Palestine, en Afghanistan, en Syrie ou en Libye, les impérialistes et leurs alliés ont toujours laissé se développer les islamistes. Ceux-ci sont de meilleurs ennemis que les groupes révolutionnaires et laïques, qui se sont fait massacrer à la fois par les islamistes et par les impérialistes. Parfois, les impérialistes ont même soutenu directement des groupes jihadistes quand ça servait leurs intérêts (contre les soviétiques, contre les Kurdes, contre le régime syrien, contre le FPLP en Palestine…).
Aujourd’hui, Daesh est une organisation puissante, implantée dans de nombreux pays. A tel point que l’OTAN travaille maintenant avec d’autres islamistes issus d’Al Qaida contre eux, ce qui représente un échec politique cuisant. Il y a en fait deux visages de Daesh : l’Etat lui-même, entre la Syrie et l’Irak ; et son organisation clandestine dans d’autres pays.
Le rôle social de Daesh
En Irak et au Cham (le Levant, c’est-à-dire principalement la Syrie), Daesh construit un véritable Etat qui ne disparaîtra probablement pas à court termes. Celui-ci se base sur la loi islamique, la chariah. Il est extrêmement réactionnaire : massacres de mécréants (dont les Yézidis), répression de toute opposition, esclavage sexuel généralisé, condition atroce des femmes, guerre permanente, torture, misère et exécutions publiques. En fait, le soutien dont a bénéficié Daesh dans certaines régions s’explique surtout par sa réputation : défense des intérêts sunnites et lutte contre la corruption. Ainsi, de nombreux officiers syriens et irakiens et des leaders tribaux ont rejoint cette organisation. Daesh n’est pas le pays rêvé de l’Oumma, de la communauté musulmane : c’est un état réactionnaire de plus, qui baisse les salaires, terrorise sa population et entretient des inégalités violentes. La réalité est loin de la fiction entretenue par la propagande et la situation s’aggrave au fur et à mesure de l’effondrement économique et social d’une région dévastée par la guerre que mènent les impérialistes pour dominer la région.
Pourtant, à l’étranger, le projet islamiste radical attire certaines personnes ou petits groupes. Au départ certains considèrent que les jihadistes sont les vrais opposants à l’impérialisme américain ou russe. D’autres personnes sont motivées par l’humanitaire : les images atroces de la guerre en Syrie les poussent à aller aider un peuple martyr. Il y a donc des motivations parfois très légitimes, une volonté de combattre pour la justice, contre les crimes de guerre, contre l’impérialisme. Mais les jihadistes ont construit une machine de propagande très efficace pour récupérer ces sentiments à leur profit et attirer petit à petit les personnes les plus motivées dans leurs réseaux. Une fois arrivés au Cham, il est trop tard, il faut suivre l’organisation ou en subir les conséquences. Et les personnes voulant de tout leur cœur aider le peuple syrien en deviennent les bourreaux.
Quelle est la base de classe de Daesh ? Il est difficile de le savoir avec précision. Nous savons que parmi les nombreux combattants étrangers qui le rejoignent, beaucoup viennent de familles plutôt éduquées. Il ne s’agit pas que de désespérés. L’organisation s’appuie sur des déserteurs, sur des vétérans du Jihad international (pachtounes, tchétchènes, saoudiens et tunisiens notamment) et sur certaines puissantes tribus sunnites irakiennes. La petite-bourgeoise semble particulièrement bien représentée. Au-delà de l’idéologie, Daesh fonctionne donc comme un contrepoids à des régimes baasistes jugés trop laïques et trop tolérants envers le chiisme. C’est un état capitaliste en construction, plus ouvertement brutal que d’autres, et né de la guerre inter-impérialiste en Syrie et des désillusions d’un soulèvement populaire écrasé dans le sang.
Les guerres inter-impérialistes ont souvent alimenté les mouvements radicaux transformant la violence de la guerre en élan politique : Daesh ne fait pas exception. C’est un mouvement semi-féodal, idéaliste et antipopulaire, présentant une vision romantique de l’anticapitalisme dû à sa base sociale, ainsi qu’une fascination morbide pour la violence. Seulement, Daesh ne représente pas les intérêts d’un impérialisme particulier : s’il a pu être soutenu par différentes puissances étrangères, il revendique un projet politique autonome, porté par une dynamique de retour à un système féodal – système qui ne peut être abouti, dans un monde entièrement dominé par l’économie capitaliste. La volonté de revenir au dinar-or comme monnaie et l’appuie sur des réseaux tribaux correspond à ce projet semi-féodal. Pour résumer l’Etat que tente de construire Daesh représente la réaction totale sous une forme brutale.
L’islamisme radical en France et la gestion postcoloniale des banlieues
Qu’en est-il alors de Daesh en France ? Clairement, le takfirisme est une opinion ultra-minoritaire, avec des soutiens très limités dans la population. Son rôle social est inexistant et complètement coupé de la vie politique du pays. La plupart des jihadistes choisissent de se cacher et pratiquent la taqîya, la dissimulation, c’est-à-dire qu’ils ne pratiquent pas rigoureusement leur religion au quotidien pour ne pas éveiller les soupçons et sont complètement marginalisés dans la communauté musulmane.
Les jeunes convertis ou issus de familles musulmanes qui se « radicalisent » et répondent à l’appel du nouveau calife font leur hijra, ils émigrent vers une terre promise et idéalisée. Mais qu’est-ce qui pousse des jeunes saints d’esprit ayant grandi en France à tout lâcher pour une nouvelle vie aux confins de la Syrie ? Comment peut-on choisir d’aller mourir en martyr à l’autre bout du monde ? La pensée républicaine est incapable de répondre à cette question. Car y répondre confronte l’Etat français à ses propres démons, cette question lui met le nez dans la merde.
Les banlieues de France sont des zones d’une morosité absolue, déprimantes, aux murs gris et tristes. La police s’y comporte comme dans les colonies, comme une force d’occupation. Les élus n’y viennent que pour récolter des soutiens et distribuer des billets aux associations de quartiers et aux « grands frères ». Clientélisme dégueulasse, pacification sociale plus ou moins efficace. La culture populaire est toujours là sous le béton, elle pousse comme une plante sous l’asphalte et la rage grandit : une école affreuse qui apprend la soumission, une administration méprisante n’ayant jamais digéré la perte des colonies, une police raciste, aucun débouché social… Et cette situation cauchemardesque, construite par le capitalisme français, ne pourra pas s’améliorer sous ce système économique.
Les quartiers pavillonnaires autour des métropoles et des petites villes sont aussi touchés par ce phénomène. L’islamophobie brise les liens sociaux déjà faibles dans ces endroits, et les perspectives d’avenir sont aussi de plus en plus limitées pour des parties importantes de la petite bourgeoisie. Concrètement, l’accès à l’université n’apparaît plus comme un moyen de se reclasser, de trouver une position sociale stable. Ces changements produisent frustration et colère.
L’Etat l’a senti. Il s’appuie sur trois alliés pour éviter la révolte. D’une part, en dépolitisant autant que possible les cités, ce qui a été rendu facile par l’effondrement des organisations ouvrières. Ensuite, en permettant aux réseaux mafieux de se développer : rien de mieux que les logiques de gang et la came pour diviser et abrutir le peuple. Enfin, en organisant une pseudo-bourgeoisie compradore. C’est-à-dire une classe sociale de personnes issues de ces quartiers, mais qui mangent dans la main du pouvoir colonial et servent ses intérêts – comme celles qui ont appuyé le colonialisme au Maghreb, en Afrique, en Asie…
Mais parfois, les rêves d’insertion pacifique et les fantasmes à la Scarface ne suffisent pas. Certaines personnes particulièrement désespérées, confrontées à l’ennui absolu, à l’oppression raciste et à la misère sociale qu’offre le capitalisme sont en quête d’absolu. A ceux-là, hommes ou femmes d’ailleurs, Daesh propose un nouveau départ vers un pays idéal et exotique. Un billet d’avion qui permettrait à ces galériens de devenir des chevaliers modernes. Souvent, l’intérêt pour la théorie jihadiste vient plus tard, pour justifier ce choix par la parole de Dieu. Fuir la dunya, la vie terrestre matérialiste, permet aussi de s’approprier la ghanima des khufars, c’est-à-dire le butin pris aux infidèles : Daesh donne une caution morale à une vie de pillard dans un pays en guerre. C’est une croisade 2.0 à l’heure de Facebook et de Skype où le changement de vie semble facile.
Ainsi dans un livre de D. Thomson sorti récemment, un jihadiste français revenu de Syrie témoigne : « On s’ennuie, y avait rien à faire, c’était la routine, ça manquait un peu de piquant. […] J’ai pas cherché des raisons de vivre dans le communisme parce que ce n’était pas dans l’éducation qu’on m’avait donnée. On m’a inculqué des valeurs religieuses, donc je me suis tourné vers la religion. »
Cette révolte nihiliste, qui accepte la mort en martyr comme une possibilité, est causée par la gestion postcoloniale des quartiers ouvriers et des banlieues : c’est la conséquence directe de la politique de l’impérialisme français dans les quartiers populaires. Sans perspective politique, sans destruction de cet Etat, de ses soutiens compradores, de sa police et de ses réseaux, il y aura toujours des rebelles du néant pour suivre tout type de délire mystique, dont le jihadisme.
Il appartient donc aux révolutionnaires de bâtir une alternative politique et culturelle, capable de résoudre les problèmes réels qui empoisonnent la vie des masses, dans les banlieues comme dans les quartiers pavillonnaires et dans les villages. Cette perspective nécessite le renforcement des organisations de masse et du Parti pour permettre le développement d’une théorie matérialiste et donner une perspective constructive à la colère et à la frustration. Contre le désert du capitalisme et le cauchemar jihadiste : seule la révolte du peuple est porteuse d’espoir !
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