Huit mois plus tard c’est un peu le match-retour qui se
joue, cette fois dans les rues de Persan et Beaumont-sur-Oise.
Représentants de la France périphérique avec des groupes de gilets
jaunes de la Somme et des Ardennes, ou encore des manifestants du Sud,
de Lyon, Toulouse, ou Grenoble.
Ce samedi, c’était au tour des gilets jaunes d’appeler à
l’union en hommage à Adama Traoré, mort trois ans et un jour plus tôt,
menottes aux poignets, sur le sol de la gendarmerie de Persan. «Mort le jour de ses 24 ans, écrasé sous le poids de trois gendarmes, alors qu’il était parti faire un tour à vélo» accuse amèrement sa sœur, Assa Traoré, tandis que la famille se bat pour lui «rendre justice» et mettre au jour les circonstances de sa mort.
(Photo Cyril Zannettacci. Vu pour Libération)
Au moins six fourgons de gendarmerie accompagnés de petits
véhicules slaloment aux abords de la mairie. Dans la foule, on voit d’un
mauvais œil cette ronde. Seront-ils présents à la marche, cette année,
avec l’arrivée des gilets jaunes ? Ce serait une première. Et vécue
comme une provocation.
«La justice et les gendarmes mentent», reprend Assa. «On
en est à cinq expertises, on a écarté cinq maladies, cinq soi-disant
causes de décès. Mon petit frère est mort de tout d’après eux»,
accuse-t-elle, alors que la famille a réalisé en février une
contre-expertise, qui vient invalider un pan de la version des
gendarmes. Celle qui est devenue l’une des figures de proue de la lutte
contre les violences policières y voit une victoire : «On a réussi à mettre à nu ce système répressif que nous dénonçons aujourd’hui.»
Zineb, Steve, d’autres victimes-symboles
Dans le cortège, des proches qui viennent aussi rendre
hommage à ceux qu’ils jugent avoir été broyés par cette machine : Lamine
Dieng, Gaye Camara, Babacar, Matisse et Selom, Curtis… La liste est
longue et fédère autour des violences policières. A ce propos, Youcef,
qui balaie les analyses faisant des gilets jaunes un mouvement de «droite réactionnaire, de fachos», l’affirme :
«On a tout de suite analysé que cette question allait devenir centrale
chez les gilets jaunes. C’est pour ça qu’on leur a proposé notre
expertise.»
Et avec un décès, 24 éborgnés, cinq mains arrachées, 314 blessures à la tête, 131 aux jambes, 75 aux bras et bien d’autres, le comité avait vu juste. Sur les banderoles, on réclame «justice pour Zineb», atteinte par une grenade lacrymogène à la fenêtre de son appartement lors d’une manifestation.
Sur les banderoles et sur les lèvres, on veut aussi savoir «Où est Steve ?» Ce «gamin juste parti danser», disparu et qu’on érige en victime-symbole d’un système jugé répressif, où les forces de l’ordre dérapent. Le fameux «autoritarisme»,
contre lequel France rurale, banlieue, Parisiens en gilets jaunes et
divers militants du spectre gauche sont venus se liguer au fin fond du
Val-d’Oise. Dans les rangs, on grince des dents sur Christophe Castaner
et ses «médailles de la honte», distribuées le 16 juin à plusieurs policiers incriminés pour violences.
(Photo Cyril Zannettacci. Vu pour Libération)
Mix visuel et générationnel
Alors qu'en banlieue, certains se demandent encore à demi-mot où ils étaient, tous ces gens, quand leurs quartiers saignaient, du côté des gilets jaunes, on assure n’avoir pas réalisé plus tôt. Alain, ambulancier de Noisy est venu en soutien, car «maintenant, il réalise de quoi la police est capable». En janvier, il a vu son premier tir de LBD toucher quelqu’un. En plein dans les dents. «Ça m’a énormément choqué. Il est tombé raide juste devant moi ensuite.» Lors de la marche, il retrouve son ami de manif Brian, un jeune de Pontoise, qui montre sur ses bras les traces qu’a laissées sa dernière interpellation.
Il y a aussi Pring, le voisin de la famille Traoré, qui
habite juste en face du square où termine le rassemblement depuis trois
ans. Le samedi, il va manifester à Paris dans son groupe des «Papas en
Colère». «Avant, je ne les comprenais pas. J’étais dans ma vie, mon boulot, la famille. Je me disais : mais qu’est-ce qu’ils font là ?» Sans être allé battre le pavé à Paris, il en est sûr, il ne serait jamais venu.
Dans le corps du mouvement, on salue la présence des gilets
jaunes et des autres militants, comme ceux d’Attac, d’Amnesty
International, des insoumis, et quelques syndicalistes. Hatouma,
tee-shirt noir «Justice pour Adama» résume ce qui se dégage : «Ça fait chaud au cœur, c’est important de se sentir soutenus comme ça. Comme on dit, l’union fait la force.»
Sur les côtés, quelques jeunes du coin observent d’un regard détaché
l’étrange cortège qui défile dans la rue, rassemblant 5 000 personnes
d’après les organisateurs, contre 1 500 pour les gendarmes.
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Un mix visuel, générationnel, qui parfois s’entrecoupe
d’une cacophonie maladroite. Lors de la minute de silence, le calme
règne et honore le texte religieux, diffusé par la sono. Puis arrivent
au loin les gilets jaunes en fanfare en bout de cortège, trop loin pour
avoir eu l’information. Ou encore des slogans comme l’hymne des gilets
jaunes ou l’incontournable «anti, anti, anticapitaliste». En tête de cortège, c’est plutôt «Justice pour Adama»,
alors au micro on essaie de les mixer pour faire chanter la foule dans
un même élan. Devant la gendarmerie où Adama est mort, là, unanimement,
pleuvent des «assassins».
Surprise également, avec la présence de Maxime Nicolle,
l’une des figures médiatique du mouvement, dont les accointances avec le
Front national avaient été relevées sur Internet. Entre deux concerts, il monte sur scène et se lance. «Je m’excuse, parce que depuis des années vous vivez des choses qu’on vit depuis huit mois. Pardon de ne pas avoir entendu.» Sa présence n’est pas forcément la bienvenue : «Arrête de parler alors !» balance une voix dans la foule. Il appelle à son tour à la convergence des luttes, face l’ennemi commun du «système».
«Grand projet en commun»
Momo, lui, vient de Sevran. Tee-shirt édition rouge
«Justice pour Adama». Il vient retrouver ses copains de manif Brian, et
Alain, l’ambulancier avec qui il a fait un jour huit heures de
garde-à-vue à Argenteuil. Avant même les discours, il était sceptique. «Les noirs, les rebeux, les Turcs, y’en a qui viennent seulement de découvrir ce que c’est», même si malgré tout, «Macron a mis de la solidarité entre nous. Mais ça vient pas toujours du cœur.» Après avoir participé à tous les actes, il a quitté les gilets jaunes. Las, «j’en ai eu marre d’attendre du concret».
Que faire à l’avenir justement ? La rencontre de samedi
devait aboutir sur des ateliers-rencontres, ainsi qu’une AG pour
débriefer des débats, mais «trop de retard», et «trop d’émotion après les discours des familles», nous apprend Youcef, qui promet tout de même qu’à la rentrée, un «grand projet en commun» sera mené. L’heure est à la réjouissance. «C’était possible de le faire, et on l’a fait, cet acte 36 autour d’Adama», constate le porte-parole. Alors pour clôturer, un appel au micro : «Ils sont où les gilets jaunes ?» Le groupe d’Amiens, qui trinque à la convergence des luttes, lâche les canettes pour aller rejoindre les autres sur la scène.
Bilan de cette journée, «un grand pas vers la banlieue», se félicite Assa Traoré. Mais elle précise : «Nous n’avons pas rejoint les gilets jaunes. Dans nos banlieues, nous sommes gilets jaunes depuis quarante ans.»
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