C’est un jeune d’un quartier populaire du Grand-Tunis, silhouette longiligne vêtue d’un sweat-shirt sportif. Il a l’avant-bras plâtré et l’on devine à une bosse sur l’attelle que le poignet a dû déboîter. Appelons-le Ahmed, un nom d’emprunt car le jeune homme de 23 ans préfère rester anonyme, prudence oblige. « Je suis sous le choc, soupire-t-il, le regard encore étonné. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi ils m’ont frappé aussi violemment, comme si j’étais un terroriste. »
Présentation de notre série Tunisie, où vas-tu ?
C’était début janvier. Ahmed avait été interpellé au petit matin par une patrouille de police qui le soupçonnait d’avoir commis un larçin. Il reconnaît d’emblée les faits. Oui, il a bien brisé la vitre d’une voiture et subtilisé ce qu’il y a trouvé à l’intérieur : un cric et les papiers du véhicule. Les policiers lui enjoignent de les conduire
à l’endroit où il a caché les objets volés. Ahmed les amène au bord
d’une voie ferrée. Le petit butin est retrouvé. Et là, le passage à tabac commence. « Je hurlais de douleur, je pleurais, l’os de mon poignet s’était déboîté mais ils continuaient à me frapper, à coups de poing, à coups de pied. »
Puis ils l’embarquent au poste. Les coups pleuvent à nouveau dans le
fourgon. Et les violences se poursuivent dans les locaux du
commissariat. L’un des agents le frappe avec un bâton et quand celui-ci
se brise sur l’épaule d’Ahmed, il va chercher le manche d’une pelle.« C’est le quotidien »
« C’est le quotidien dans les quartiers populaires », soupire Ahmed. Finalement, le jeune homme passera trois semaines en détention préventive avant d’être relâché, le tribunal l’ayant condamné à six mois de prison avec sursis. Maintenant, il cherche à obtenir justice. Il veut porter plainte contre les policiers qui se sont ainsi acharnés sur lui. Au regard des autres dossiers de ce type déposés auprès de la justice, restés lettres mortes, les chances d’Ahmed sont plutôt maigres mais il y croit.C’est l’une des ombres de la transition démocratique tunisienne : la permanence de l’arbitraire policier sept ans après la révolution. C’est surtout un sujet sensible, éminemment délicat, dont l’évocation suscite agacement et gêne chez nombre d’interlocuteurs institutionnels. Dans un pays si soucieux de son « image » à l’étranger, où certains médias locaux s’offusquent promptement de tout ce qui peut « entacher » la réputation de la Tunisie, – par ailleurs excellente sur la scène internationale – les militants de droits de l’homme enquêtant sur le bilan contrasté en matière d’Etat de droit n’ont souvent pas bonne presse. Depuis la sanglante année 2015, marquée par une série d’attaques aussi spectaculaires que meurtrières (musée du Bardo, plage de Sousse, bus de la garde présidentielle) revendiquées par l’organisation Etat islamique, la montée du discours sécuritaire – dans les institutions comme dans l’opinion – a rendu plus difficile la tâche de ceux qui continuent de documenter les excès et abus des forces de l’ordre.
Car ces derniers n’ont pas disparu comme par enchantement avec la révolution. Le fossé reste grand entre les textes et la pratique. Depuis 2011, bien des progrès ont été réalisés dans l’arsenal législatif. L’un de ces acquis a été la mention, dans la Constitution de 2014, de l’« imprescriptibilité » du crime de torture. Un autre a été l’adoption en février 2016 d’une loi amendant le Code de procédure pénale pour imposer la présence d’un avocat dès le début d’une garde à vue, une réforme louée par le bureau tunisien de Human Rights Watch comme « une avancée significative ». D’autres organisations des droits humains à Tunis avaient aussi applaudi. La mesure était d’autant plus attendue que nombre des mauvais traitements sont commis dans les commissariats dès les premières heures de la garde à vue.
« Excès de zèle »
L’assaut subi par Ahmed dans son quartier du Grand-Tunis montre pourtant que les pratiques policières n’ont pas évolué aussi vite que la loi. Et l’affaire est loin d’être anecdotique. Les chiffres sont difficiles à obtenir en matière de tortures et de mauvais traitements mais les organisations des droits de l’homme les estiment à « plusieurs centaines de cas » depuis la révolution. « On ne peut plus parler de politique d’Etat, de politique systématique comme sous le régime de Ben Ali, explique Camille Henry, la responsable du plaidoyer au bureau de Tunis de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). Il s’agit toutefois des pratiques persistantes avec une tendance à l’arbitraire. »A défaut d’un « système », obéissant à une logique politique et visant des groupes cibles – comme pouvaient l’être les militants d’Ennahda (parti « islamiste ») sous Ben Ali – c’est plutôt une « culture » qui perdure dans les commissariats, un atavisme d’une corporation policière peu habituée à rendre des comptes à d’autres que ses propres chefs. En haut lieu, on minimise le phénomène en évoquant des « cas isolés » à mettre sur le compte d’un « héritage de la dictature » qui se résorbera au fil du temps. Quant aux syndicats policiers, ils insistent sur la difficulté des conditions de travail des agents sécuritaires alors que la menace terroriste reste vive en Tunisie. Le décès d’un policier, le 2 novembre 2017, poignardé par un islamiste radical devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), avait soulevé une profonde émotion, confortant les partisans d’un durcissement des dispositifs sécuritaires. Dans ce contexte, l’attention portée aux victimes des violences policières rencontre un écho très assourdi. « S’il y a des abus, il ne s’agit que d’excès de zèle personnels mais rien de plus », résume le responsable d’un syndicat policier.
Dans ce contexte, les plaintes déposées par les victimes aboutissent très rarement. « L’impunité persiste », se désole Halim Meddeb, avocat et expert auprès du bureau de Tunis d’Avocats sans frontières (ASF). Depuis la révolution, une seule condamnation pour torture a été prononcée, le 25 mars 2011, à l’encontre de quatre agents dans une affaire remontant à 2004. La victime ayant finalement accordé son pardon, les policiers ont bénéficié durant l’appel d’une réduction de leur peine à deux ans d’emprisonnement avec sursis. Dans son survêtement sportif, le jeune Ahmed, lui, entend bien se battre. Il n’est pas prêt d’oublier cet instant où, dans les locaux du commissariat de son quartier du Grand-Tunis, son bourreau est allé chercher un manche de pelle pour poursuivre son œuvre.
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