Entretien express
29/06/2016
Le Hamas palestinien a publié dans la nuit de lundi à mardi un communiqué exprimant « sa reconnaissance et sa gratitude » à l’égard des Turcs après l’annonce lundi de l’accord de normalisation entre Ankara et Tel Aviv qui devait comprendre la levée du siège de Gaza. Or, dès lundi, Israël a fait savoir qu’il n’était « pas prêt à renégocier » cette question. En dépit du fait qu’Ankara annonce depuis plusieurs années que le blocus de Gaza constitue un obstacle majeur à la reprise totale des relations avec Israël, la partie turque franchit le pas de la normalisation requise par les nouvelles priorités du président turc Recep Tayyib Erdogan en Syrie, sans qu’un changement substantiel intervienne dans l’approche israélienne. Si cette évolution était prévisible du côté de la Turquie qui offre une démonstration éclairante de ses priorités stratégiques régionales, la posture ambiguë du Hamas suscite des interrogations. Si selon le site d’information libanais al-Manar (du Hezbollah), « deux hauts cadres du Hamas (Oussama Hamdan et Khaled el-Ghoddoumi) ont rejeté tout lien entre leur mouvement et l’accord de normalisation israélo-turc », les propos tenus par son leader en exil Khaled Mechaal sont de nature à nourrir la confusion quant aux priorités politiques de l’organisation dans le contexte actuel. Mohammad Noureddine, professeur à l’Université libanaise et spécialiste de la Turquie, revient pour L’Orient-Le Jour sur la nature des relations entre la Turquie et le Hamas.
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Comment analysez-vous cette nouvelle illustration du soutien d’une partie des dirigeants du Hamas aux orientations politiques d’Erdogan, au risque de mettre en danger la cohésion interne de l’organisation ?
Il faut comprendre que la relation entre la Turquie d’Erdogan et le Hamas est marquée par une convergence idéologique extrême, et il semble, comme tendent à le démontrer les orientations prises par l’organisation de résistance palestinienne depuis 2011, que la centralité islamique et la solidarité entre Frères musulmans prime sur la résistance immédiate à Israël. En 2011, l’évolution du rapport de force régional en faveur des partis politiques issus des Frères musulmans a laissé croire aux dirigeants du Hamas qu’une victoire de ces derniers aux scrutins électoraux se traduirait automatiquement par un soutien indéfectible à l’organisation politique. Ces projections ont encouragé l’organisation à rompre brutalement ses relations avec le régime de Bachar el-Assad et à fermer ses bureaux à Damas. Les choix du Hamas l’ont privé d’une grande partie de ses soutiens. Mais dans un contexte régional trouble et volatil, le seul allié stable sur lequel l’organisation s’est toujours appuyée, c’est la Turquie d’Erdogan, allié historique d’Israël qui, y compris durant la période de refroidissement, a conservé des relations commerciales très étroites avec cet État. Aujourd’hui, en dehors des bailleurs de fonds qataris qui n’ont pas la stature d’une puissance régionale, la Turquie est le seul allié sur lequel peut compter le Hamas. Même si cet accord devait le mettre en grande difficulté, la priorité reste la relation avec Ankara. Le Hamas devra donc s’accommoder de cet accord de normalisation.
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La position d’une partie de l’organisation risque-t-elle d’exacerber les contradictions internes au risque de mettre en péril les intérêts stratégiques de la résistance ?
S’il est vrai qu’il y a des contradictions entre la tendance incarnée par Mechaal et d’autres voix au sein du Hamas, je ne pense pas que ce nouveau contexte puisse mener à une confrontation ouverte qui menacerait la cohésion de l’organisation. Certains responsable politiques sont partisans d’une ligne dure contre l’accord de normalisation, et sont même favorables à un nouveau rapprochement avec l’Iran. Cependant, le conflit reste larvé, et je ne crois pas qu’elles s’opposeront radicalement à l’approche de Mechaal. Il y a une conscience des risques qui pourraient peser sur l’organisation : dans le contexte objectif aussi défavorable au mouvement national palestinien et la répression de l’intifada, l’organisation ne survivrait pas à une fracture.
Que risquent d’être les retombées de cette attitude sur le rapport entre le Hamas et les autres composantes de la résistance ?
La résistance palestinienne est traversée par de nombreuses lignes de fracture, mais le rapport de force, du moins à Gaza, est aujourd’hui largement en faveur du Hamas. Il n’est pas dans l’intérêt des autres organisations politiques de résistance palestinienne de se laisser emporter par des querelles sur la position tactique à adopter vis-à-vis de la puissance occupante, alors que, depuis plusieurs mois, l’intifada est en cours et que les Palestiniens ont une attitude de défiance vis-à-vis des partis. À moins que le Hamas ne renonce à l’objectif stratégique de la lutte armée contre l’occupation israélienne, il est peu probable que les autres organisations lui manifestent leur opposition au risque de fragiliser davantage la résistance palestinienne. Mais la perspective s’assombrit si l’on tient compte de la nouvelle donne introduite par la normalisation : les nouveaux calculs d’intérêts de la Turquie pourraient l’amener à peser de tout son poids pour inciter le Hamas à faire des concessions importantes.

Un coup de poignard dans le dos de Gaza !


L’état sioniste et la Turquie ont conclu un accord pour normaliser leurs relations, six ans après une attaque navale israélienne qui a tué dix militants turcs, et neuf ans après l’imposition d’un siège meurtrier qui a rendu Gaza invivable.
Quel est notre sentiment à ce sujet, nous les Palestiniens de Gaza ?
Pour tout dire, nous sommes aussi consternés et indignés que doivent l’être les familles des dix victimes de l’attaque du Mavi Marmara. Cet accord nous laisse sous un blocus hermétique, médiéval qui équivaut à ce que l’historien israélien Ilan Pappe, appelle « un génocide à petit feu !. »
Inutile de dire que cet accord est une violation des directives de boycott que la société civile palestinienne a émis en 2005. En fait, il est identique à ce qu’était la normalisation des relations diplomatiques et économiques avec le gouvernement de l’apartheid sud-africain.
L’AKP est la branche turque de Ikhwan (les Frères musulmans) qui a gouverné l’Égypte pendant un an et n’a pas réussi à ouvrir le passage de Rafah et à lever le siège. Et le Hamas, la branche palestinienne, a aggravé la vie des assiégés de Gaza par sa direction stricte et l’absence de vision politique. Et maintenant, l’Ikhwan de Turquie décide d’un accord avec le régime israélien d’apartheid au détriment des droits fondamentaux des Palestiniens !
Pour ajouter l’insulte à l’injure, le Hamas a publié une déclaration « exprimant sa gratitude pour les efforts de M. Erdogan pour aider les habitants de Gaza, qui sont en ligne avec le soutien de principe de la Turquie à la cause palestinienne ! » Et le conseiller du Hamas, Ahmad Yousuf, a déclaré que « la Turquie a fait tout son possible pour lever le siège et aider les Palestiniens de Gaza. Les changements régionaux lui ont fait changer sa politique et accepter l’assouplissement du siège à la place ! Nous ne pouvons pas attendre plus que cela de la Turquie » (c’est ma propre traduction).
Les défenseurs du gouvernement turc, à savoir les islamistes, font leur maximum pour justifier l’injustifiable ! La réconciliation entre Israël et la Turquie n’a rien à voir avec la bande de Gaza, et tout à voir avec Israël, et dans une certaine mesure, les intérêts de la Turquie.
En fait, l’Ikhwan ne manque jamais une occasion de nous laisser tomber ! Ils ne veulent pas reconnaître que l’accord entre Israël et la Turquie est une gifle au visage de la décence éthique et morale pour le simple fait que la Turquie a fini par demander l’aide d’Israël pour lever le siège de Gaza !!
Alors qu’est-ce que « la levée du siège » peut bien signifier ?
Cela signifie avant tout l’ouverture des six points de passage, dont les clés sont dans les mains d’Israël, et le flux de toutes sortes de marchandises, en particulier ce qui correspond aux besoins de base, à destination et en provenance de Gaza. Cela signifie aussi la fourniture de Gaza d’électricité et d’eau potable et la garantie de la liberté de mouvement pour les 2 millions de Palestiniens de Gaza.
Cela signifie également l’ouverture permanente du passage de Rafah. Ceci est la responsabilité de la puissance occupante, à savoir Israël. Mais même cela ne répond pas aux droits fondamentaux minimaux du peuple palestinien, à savoir la liberté, l’égalité et la justice. Aucune relation normale ne devrait être établie avec le régime israélien d’apartheid sans que ce dernier ne respecte la loi internationale qui garantit les droits fondamentaux des Palestiniens.
Une lecture rapide de l’accord prouve qu’il est un coup de poignard dans le dos de Gaza ! L’amélioration des conditions d’oppression, ou plutôt le ralentissement du génocide, est une forme de complicité parce que Gaza, pour le gouvernement turc, n’est qu’une affaire humanitaire. En un mot, le gouvernement turc nous a vendus, et il veut que nous lui soyons reconnaissants !

* Haiddar Eid est écrivain et professeur de littérature postcoloniale à l’université Al-Aqsa à Gaza, après avoir enseigné dans plusieurs universités à l’étranger. Vétéran dans le mouvement des droits nationaux palestiniens, c’est un commentateur politique indépendant, auteur de nombreux articles sur la situation en Palestine.