Bilan du mouvement contre la loi El Khomri, dite loi Travail - voie proletarienne
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Bilan du mouvement contre la loi El Khomri, dite loi Travail
Bilan proposé à la discussion par les militants de l’OCML Voie Prolétarienne
1) Le mouvement et ses limites
1.1) Dans la foulée des lois, mesures et rapports antérieurs (ANI, Pacte de responsabilité, CICE, Pacte de compétitivité, rapport Moreau puis Combrexelles, réforme des retraites) le gouvernement annonce courant février une nouvelle loi de réforme du Code du Travail, comportant une série de mesures phares : inversion des normes, élargissement de la précarité et de la flexibilité dans le contrat de travail, modifications des règles du « dialogue social » dans l’entreprise, plus une série de mesures de moindre importance mais très symboliques (prud’hommes, médecine du travail etc.).
1.2) Immédiatement, la colère accumulée depuis des mois, accentuée par les condamnations à Air France et à Goodyear s’exprime violemment et les manifestations se succèdent dès le 9 mars, avant même la date planifiée du 31. Le refus est général, le soutien dans la population est massif, la mobilisation est forte, au fil des échéances, des grèves, des manifestations et des blocages.
Pendant plus de quatre mois, avec 14 journées d’action, l’actualité politique va être polarisée par ce mouvement social, qui survit aux vacances scolaires, aux examens parlementaires comme à l’épisode de l’Euro de foot. C’est inédit dans la durée pour les mouvements sociaux depuis des années. C’est le rejet massif qui est le socle de la mobilisation : le refus de la loi travail, l’exigence de son abrogation. C’est la loi de trop, celle qui fait déborder le vase.
Au niveau des larges masses combatives, le contenu de la mobilisation en restera à ce rejet clair et non négociable qui sera le socle de l’unité jusqu’au bout. Pas de plateforme alternative, pas de propositions, pas de projet positif. Juste le refus. Ce n’est qu’au niveau des niveaux intermédiaires des dirigeants syndicaux réformistes que le rejet est agrémenté de détails, tels la « défense du Code du Travail », le rejet du « référendum dans l’entreprise », de la « dictature du 49.3 » etc. Mais des mots d’ordre unifiants comme le rejet de la précarité (porté par la jeunesse) ne réussissent pas à s’imposer.
Ce rejet non négociable est juste, mais il est limité. Il est juste parce que la résistance commence toujours par l’affirmation du rejet et que l’unité autour de ce rejet a évité l’effritement et l’éclatement du mouvement jusqu’à la fin. Il est limité, car il n’est pas porteur d’un projet alternatif, d’une plateforme, d’une vision du monde opposée à celle des exploiteurs, au MEDEF et au gouvernement.
1.3) L’absence de perspectives claires est une constante des grands mouvements sociaux de ces dernières années. « Contre le plan Juppé », « contre la réforme des retraites », mais pas de plateforme unificatrice de lutte. Mais pour ce qui est du mouvement contre la loi El Khomri, cette absence de perspectives sur le projet se double d’une absence de perspectives dans la lutte elle-même, décentralisée en de multiples lieux de décisions locaux, d’une journée d’action à l’autre, sans plan construit. C’était la navigation à vue pour tous les militants déterminés, une vraie difficulté à se diriger et à s’orienter au fil des semaines faute de direction effective du mouvement. On remarque à ce propos la disparition complète du mot d’ordre de « convergence des luttes », comme si le foisonnement des initiatives décentralisées suffisait à construire un mouvement commun, offensif et efficace.
1.4) Le mouvement social ne sortira que très difficilement du salariat du secteur privé. La fonction publique est peu touchée, hormis les cheminots qui rejoindront la mobilisation sur la base de leurs revendications propres (la convention collective), mais la santé, les territoriaux ou l’éducation sont peu mobilisées, et les militants de ces secteurs rejoindront avant tout les Nuits Debouts. Dans les quartiers populaires, le mouvement ne fait pas écho, probablement du fait du chômage et de la précarité qui rendent la discussion sur les mesures de la loi Travail assez abstraite (la situation est déjà bien pire…).
1.5) Dans le secteur privé lui-même, le courant d’opinion est largement favorable, mais la mobilisation ne prend pas, malgré les énormes efforts des équipes militantes. Seuls les transports sur leurs revendications spécifiques (routiers, cheminots), et surtout les raffineries et les dockers tenteront d’amorcer un véritable mouvement gréviste. Mouvement qui ne tiendra pas et s’arrêtera faute d’élargissement. Aucun secteur n’apparait vraiment comme capable de tirer en avant le mouvement gréviste.
Pourtant, la classe ouvrière apparaît assez nettement comme une référence, qu’il s’agisse des grèves des raffineries ou de la mobilisation des dockers. A ce titre, la présence des dockers du Havre dans la manifestation du 14 juin a fortement marqué les esprits, même si les images symboliques du cortège étaient plus fortes que la réalité de l’impact sur la lutte des classes.
1.6) Le phénomène marquant, une nouvelle fois, est celui de la popularité du mouvement, de son soutien massif dans l’opinion, mais de la délégation de pouvoir, l’action elle-même étant renvoyée aux militants les plus déterminés chargés d’agir au service de la masse… Les raisons de l’incapacité des équipes militantes à élargir le mouvement malgré leurs efforts ne sont pas éclaircies, et ne sont d’ailleurs pas du tout débattues, dans l’ambiance anarchosyndicaliste qui domine et empêche la réflexion de fond : résignation à la situation actuelle ? Craintes du futur avec la perspective de 2017 ? Absence de projet et donc manque de confiance dans l’action supposée vouée à l’échec ? Conscience de l’absence d’une direction offensive et organisée ? Absence de perspective générale au fonctionnement du capitalisme (c’est le moins pire avec la social-démocratie) ? C’est toujours en débat. Quoiqu’il en soit, vouloir expliquer cet échec par le simple manque de détermination des directions syndicales (Lutte Ouvrière) est bien trop court.
1.7) La jeunesse, mobilisée au début du mouvement ne survivra pas au manque d’organisations de lutte d’une part, aux attaques de l’administration (fermetures rapide des facs les empêchant de devenir des pôles d’échange et de débats), à la répression féroce et ciblée du gouvernement de l’autre. Pour ce qui est du mouvement lycéen, les vacances scolaires en finiront avec la mobilisation résiduelle. Il faut dire que la mobilisation lycéenne et étudiante n’a jamais atteint le niveau de 2006 (CPE) du fait de l’encadrement et du formatage idéologique bien plus forts, les AG n’étant que des champs de bataille ultrapolitisés entre factions (JC, NPA, autonomes…) faisant fuir la masse. Le gouvernement comme l’administration ont eux aussi appris des mouvements précédents : il fallait étouffer dans l’œuf le mouvement de la jeunesse, facteur de durée, d’enthousiasme et d’élargissement. Ne restera actif qu’un noyau de lycéens et d’étudiants, souvent offensifs pour se lier au mouvement ouvrier, en particulier via les blocages ou dans les manifestations. Par ailleurs, ils rejoindront souvent les cortèges de tête et seront actifs dans les Nuits Debout.
1.8) L’échec de l’élargissement du mouvement gréviste et de la mobilisation de la jeunesse produira une stratégie de contournement : la généralisation des blocages des secteurs cruciaux de l’économie, déjà expérimentés lors du mouvement des retraites en 2010. Sur la base d’un secteur militant plus réduit mais très déterminé et très mélangé, les dépôts pétroliers, plateformes portuaires, déchetteries, marchés de gros, zones industrielles et autres lieux stratégiques seront bloqués par des piquets. Nous y avons participé activement, dans la mesure où le blocage marque l’affirmation juste que les travailleurs ont les moyens de bloquer toute l’économie et peuvent imposer leur volonté par la force. Mais après une petite phase d’observation, le gouvernement les dégagera les uns derrière les autres, sans véritable affrontement. La leçon est claire : sans plan organisé de blocage et de défense des piquets, sans lien avec un puissant mouvement gréviste organisé centralement, les blocages sont réduits les uns après les autres, le gouvernement a également fait le bilan du mouvement de 2010…
1.9) Dans tout ce mouvement, à la différence de 2006 (CPE) et 2010 (retraites), il n’est pas possible de dire que la direction de la CGT a « trahi » le mouvement, au grand désespoir d’ailleurs des militants les plus spontanéistes qui croyaient pouvoir ainsi se démarquer, par la radicalité de la lutte, des directions réformistes. La direction de la CGT – et l’essentiel de la CGT en fait – a suivi le mouvement, en participant activement. Elle a vraiment tenté d’élargir le mouvement gréviste, mais sans succès, de nombreuses structures ont participé aux blocages (on y a même vu Martinez), elle n’a jamais renoncé aux mobilisations et manifestations. Malgré quelques affrontements locaux (Paris, Toulouse, Marseille, Lille, Rennes) entre service d’ordre de la CGT et cortèges de tête, les positions confédérales ont rarement condamné ouvertement la violence comme auparavant, à l’exception notable de la manifestation du 14 juin, après la bavure de l’Hôpital Necker. Mais relativement au passé, on doit dire que la position confédérale a été plus mesurée, sans doute du fait de la détermination et de la participation de nombreux militants CGT.
La critique principale à la direction de la CGT ne doit pas porter sur le terrain de la radicalité de la lutte, même si cette critique reste valable (« attentisme » et « tergiversation » dit Lutte Ouvrière). La critique principale doit porter sur le manque de perspectives, le manque de projet, l’absence de clarté face au gouvernement après le passage de la loi au Parlement, l’absence totale d’organisation centralisée et de stratégie globale pour la lutte. Totalement incrustée dans sa vision de réforme du capitalisme, avant tout par pression sur le processus parlementaire, les réformistes sont paralysés dès que la bourgeoisie hausse le ton et décide de passer en force. Cela a été particulièrement flagrant lorsque le gouvernement a décidé d’utiliser le 49.3, provoquant un flot de réactions indignées, mais pas de hausse significative de la mobilisation et de la riposte. La CGT n’a été attentiste que parce qu’elle est complètement réformiste, au-delà des apparences de combativité.
1.10) Le mouvement a été marqué également par le phénomène dit des « cortèges de tête ». A Paris mais pas seulement (Nantes, Rennes, Marseille, Strasbourg…) une fraction de jeunes autonomes s’est organisée (à Paris avec le MILI [1] par exemple) pour manifester en tête du cortège syndical à chaque date connue, en riposte explicite à la violence d’Etat de la répression. Ces petits groupes déterminés qui ont affronté violemment la police ont entraîné avec eux une fraction de la jeunesse et y compris une fraction du mouvement syndical, qui rejetaient le caractère réformiste et routinier des manifestations syndicales d’un côté, et qui partageaient la même rage contre le système et ses forces répressives. Sans forcément participer directement aux affrontements, ils faisaient le gros de cet avant-cortège en servant d’appui et de masse de protection des jeunes révoltés.
Ces cortèges de tête ont eu une influence réelle sur le mouvement, dont ils sont apparus comme étant une composante, à côté des cortèges syndicaux traditionnels et des Nuits Debout. En se démarquant des composantes réformistes les plus crasses, en affrontant ouvertement l’Etat et ses forces répressives, ces cortèges montraient une autre attitude au regard du gouvernement et de l’Etat. Cela dit, leur limite a été d’une part leur absence d’autonomie par rapport aux réformistes officiels : le cortège de tête n’existe que par rapport au cortège de queue, et donc est soumis de fait à ses exigences. D’autre part la faiblesse du contenu de la révolte et de l’affrontement, réduite souvent à la violence et à l’affrontement physique, sur la base de la haine des flics (« Tout le monde déteste la police »). Alors qu’ils prétendaient influencer le « cortège de queue » en pesant sur les formes de lutte, ils n’ont pas été capables d’offrir une perspective aux militants les plus avancés.
En ce sens, l’existence des cortèges de tête est le reflet d’une certaine décomposition des perspectives réformistes au mouvement, ou plutôt de l’absence de perspectives : c’était le refuge des révoltés.
Nous n’avons pas été capables d’offrir cette alternative révolutionnaire dans les perspectives, à l’intérieur comme à l’extérieur de ces cortèges – car il peut être parfois légitime de participer à des affrontements violents minoritaires. Nous sommes encore trop faibles pour pouvoir prétendre agir en parti et influencer réellement les masses combatives en profondeur. Cela ne doit pas nous empêcher de mener le débat, y compris critique, pour montrer l’impasse de ce mouvement anarcho-autonome, qui, parti d’un point de vue sympathique de rupture par les faits avec la pratique réformiste, se trouve incapable de proposer un projet révolutionnaire et communiste.
1.11) A partir du 31 mars, sous l’impulsion de quelques intellectuels petit-bourgeois (Lordon, Ruffin) se développent les « Nuits Debout », espaces de débats autogérés à l’instar du mouvement « Occupy Wall Street » ou des « Indignés » en Espagne. Dans les grandes villes, ces rassemblements suscitent dans un premier temps l’enthousiasme des activistes, essentiellement la petite-bourgeoisie qui y trouve un espace ouvert pour poser toutes les questions de société, sans a-priori et sans sectarisme, sur une base démocratiste assez échevelée. En fait la classe ouvrière et le mouvement ouvrier en général y participeront peu (déjà du fait des horaires) et Nuit Debout s’intéressera en général peu aux échéances de lutte des boîtes (quelques exceptions comme les tentatives « Hôpital Debout »). Les débats s’enliseront entre toutes les variantes anarcho-libertaires autogestionnaires, sans savoir déboucher et s’organiser, et dépériront peu à peu. A noter que l’extrême droite (complotiste, identitaire…) tentera vainement de s’y insérer, et que la démarcation se fera largement et assez unanimement autour de la défense des sans-papiers et des migrants.
Toutes les tentatives d’essaimer dans les quartiers populaires (Seine Saint-Denis, Marseille…) échoueront faute de réelle implantation sur le terrain.
Il serait facile de critiquer sans nuances le phénomène Nuits Debout pour son caractère petit-bourgeois prononcé. Mais il a marqué d’une part la révolte radicale d’une fraction de ce secteur du salariat, durement attaqué par les restructurations, soit dans l’appareil d’Etat (enseignants par exemple), soit dans le privé, et ensuite il a illustré la soif de débats et de confrontations dans la période ambiante, marquée par la confusion des constats, des analyses et des projets dans le rejet général du « système », pour une autre société. Au-delà de l’échec de ce phénomène, nous devons en tirer les leçons pour l’avenir proche.
1.12) Enfin, le mouvement contre la loi travail a été marqué par une répression très brutale. On ne compte plus les blessés graves par flasball, grenades de désencerclement, taser ou tonfa. Les arrestations ont eu lieu par centaines, dans les rangs de la jeunesse, mais aussi dans les rangs syndicaux, à l’occasion des blocages comme des manifestations. Ce sont plus de 200 procès qui se poursuivent encore aujourd’hui contre les militants de la loi travail, dans toutes les villes de France. C’est une répression militante inédite par son ampleur depuis très longtemps, avec des condamnations lourdes, tout en restant avec l’objectif de faire des « exemples symboliques » forts mais mesurés. L’objectif est assez clairement affiché : faire peur, museler la fraction combative pour anticiper l’avenir et les futures lois à faire passer.
Outre la répression brutale, intimidations et humiliations répétées (fouilles, encerclements) ont complété l’impact sur ceux des participants de base qui n’ont pourtant pas subi la violence physique directe.
Il ne faut pas en sous-estimer l’impact de cette répression : le gouvernement a ainsi réussi à briser très tôt la participation de la jeunesse à ce mouvement, et aussi à faire pression par la peur et l’intimidation sur la participation aux manifestations. D’un autre côté, la répression entretient la colère et endurcit le noyau déterminé, c’est ce que l’on sent nettement dans tous les rassemblements devant les tribunaux.
2) Les interrogations politiques
2.1) Le mot d’ordre le plus avancé du mouvement contre la loi Travail a été « Non à la loi Travail et son monde », que nous avons repris sous la forme « Non au Monde de la loi Travail ». Ce mot d’ordre, issu initialement de la mobilisation contre l’aéroport Notre-Dame des Landes est apparu assez tardivement dans les cortèges de tête. Il comporte plusieurs interprétations (comme tout mot d’ordre) :
une interprétation de lutte immédiate, le monde de la loi travail étant le patronat et le gouvernement, le 49.3 et El Khomri
une interprétation réformiste, de rejet de la loi travail pour un capitalisme à visage humain, avec un vrai partage des richesses, une vraie démocratie sociale et le rejet des grands projets inutiles (etc.)
une interprétation anticapitaliste où le monde de la loi Travail est un système global, d’exploitation, porté par une classe d’exploiteurs qui détruit les exploités comme la planète. C’est la conception que nous avons portée, avec d’autres.
L’enquête a montré que ce mot d’ordre parlait de manière forte auprès des éléments avancés, ceux qui sont la cible de notre travail politique, avec la compréhension qu’il s’agit bien d’un système que l’on combat. La question qui nous est posée, c’est de savoir comment on s’appuie sur cette compréhension et sur ce mot d’ordre pour avancer. Faut-il le décliner selon les situations (SFR : Non à Drahi et son monde) ? Au contraire le préciser et le détailler dans le contenu ? L’élargir à d’autres domaines (interventions impérialistes, écologie etc.) ?
Quoiqu’il en soit, il faut reconnaître que le succès de ce mot d’ordre reposait avant tout sur son ambiguïté, et l’enjeu est donc bel et bien de mener le débat pour lever ces ambiguïtés…
Plus généralement, il va nous falloir clarifier ce qui se cache derrière la formule « anticapitaliste » portée par certains dans le mouvement, dont le contenu peut-être très flou, parfois réduit à une vague référence « antisystème », en laissant de côté le cœur de l’exploitation, les rapports de production capitalistes qui façonnent la société.
2.2) Autre mot d’ordre ressurgit dans le mouvement, « On vaut mieux que ça », porté par une frange de la jeunesse réduite à la précarité. Comme pour le monde de la loi travail, il porte une double interprétation :
La révolte de secteurs de la jeunesse salariée, rejetée par un système d’exploitation de plus en plus dur. C’est l’aspect principal, positif, le point d’unité avec le combat ouvrier.
Mais aussi, la frustration de la petite-bourgeoisie intellectuelle bridée dans ses ambitions de reconnaissance sociale. C’est l’aspect secondaire, qu’il faut néanmoins avoir en tête.
Le « On veut mieux que cela » que nous portons ne doit pas porter sur l’insertion professionnelle ou la qualification, mais sur la place (présente et future) qu’on nous réserve à tous dans cette société d’exploitation.
2.3) Le mouvement a soulevé la relation entre la classe ouvrière et la petite-bourgeoisie salariée, et donc les alliances de classe. D’un côté, on peut dire que le mouvement a réaffirmé une tendance que l’on voyait revenir depuis 2009/2010, à savoir la réapparition de la classe ouvrière en tant qu’acteur autonome de la lutte des classes. Tendance fragile et très faible, dont l’impact de l’image des dockers a été l’illustration. Mais tendance réelle dans le salariat, et c’est à Marseille (pétrochimie, cheminots) qu’elle a été la plus visible.
D’un autre côté et en miroir, la faiblesse de la classe ouvrière (mouvement gréviste), le manque de présence massive, a une nouvelle fois donné la direction politique, sociale et idéologique du mouvement à la petite-bourgeoisie, et pas seulement à Nuits Debout ou dans les cortèges de tête. La direction politique a été assurée par la CGT et sa direction désormais très néo petite-bourgeoise qui n’imagine l’avenir social que dans la négociation avec les exploiteurs. Et qui ne rechigne pas à l’affrontement dans la mesure où les restructurations du capital attaquent assez directement ces couches sociales, dans l’appareil d’Etat ou le privé.
L’état actuel des choses, qui reflète la situation sociale d’un pays impérialiste en crise et le poids dominant du réformisme spontané et organisé, c’est que la classe ouvrière est à la remorque de la petite-bourgeoisie salariée.
La question qui nous est posée est double :
Sur quelles forces sociales s’appuyer pour porter et construire ce point de vue de classe.
Comment affirmer un point de vue de classe pour amener la petite-bourgeoisie à s’y rallier.
On le voit, cela renvoie à l’analyse de classe – en cours – d’un pays impérialiste comme le nôtre, et aux choix d’implantation pour mesurer sur quels secteurs de la classe ouvrière s’appuyer.
2.4) Le rapport à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme et à la loi est revenu à plusieurs reprises sur le tapis au fil de ces semaines : échéances parlementaires, 49.3, défense du Code du Travail, et on en passe. Il est frappant de constater que ce type d’argumentaire n’était repris que par la fraction réformiste combative, scandalisée par le passage en force, le « déni de démocratie » des bourgeois, au MEDEF ou au gouvernement. Pour la fraction avancée des militants (celles et ceux qui s’interrogent, se posent des questions politiques, sont ouverts et curieux etc.) même si cela a énervé, ce n’était au contraire pas un débat, et le mot d’ordre qui correspond le mieux à cette frange plus politisée, était « 49.3 ou pas, on n’en veut pas ! » qui marque à la différence des précédents la rupture avec la défense de la légalité bourgeoise.
C’est un acquis positif sur lequel il faut savoir s’appuyer pour l’avenir, pour affirmer le point de vue de classe, non seulement en rejet des mesures gouvernementales et patronales, mais en positif ce que nous voulons. Et également pour dénoncer les réformistes prisonniers de cette conception légaliste qui les englue dans le filet des contradictions du droit et du parlementarisme, qui ne cessent d’évoluer au fil du rapport de forces et des enjeux pour la bourgeoisie dans la guerre économique mondialisée.
2.5) La question de la violence a été posée tout au long du mouvement, en premier lieu par la violence d’Etat qui a été immédiate, brutale et générale. Face à la répression, la riposte a eu lieu également sur ce terrain de la violence, de la réponse à la violence d’Etat, affirmée « par le fait » (mode d’action privilégié du courant autonome) dans les cortèges de tête. Cette violence, nous l’avons déjà dit, n’a pas suscité de rejet massif parmi la masse des manifestants. Un rejet clair du côté des réformistes les plus crasseux, mais pas du côté des réformistes combatifs qui partagent largement la rage des révoltés. Même les structures officielles ont été prudentes dans la dénonciation, et s’il y a eu quelques affrontements avec les divers SO (Paris, Marseille, Toulouse, Lille) on peut dire que c’est resté sans lendemain.
Tout au plus a-t-on constaté un certain agacement de certains militants combatifs à voir se polariser le débat sur la violence elle-même au lieu de se concentrer autour de la loi Travail – tout en étant clairs à dénoncer le gouvernement. Et la question qui n’a pas été résolue, c’est le droit des manifestant(e)s à être présent(e)s sans avoir à assumer, ni subir, une violence pour laquelle ils/elles ne sont pas préparé(e)s.
La question qui nous est posée est de savoir nous positionner face à ce phénomène qui risque de se reproduire dans les années à venir. On en revient à la pratique de la violence minoritaire, qui peut parfois être légitime et pratiquée, et qui polarise une partie des révoltés, faute de perspective politique alternative – et c’est la situation actuelle, à la différence du mouvement autonome de la fin des années 70 où vivaient encore les espoirs de la gauche au gouvernement. Participer ? Ne pas participer ? Comment se positionner en critiquant ou pas ? Nous allons être pris en tenaille entre d’un côté le rejet de la violence qui va se dessiner, avec la politique répressive gouvernementale accentuée qui cherche à faire basculer les réformistes dans son camp (cf Mélenchon qui se déclare désormais ouvertement contre la violence révolutionnaire, ou plus ridicule, le PC qui condamne le jet d’œuf sur Macron) et le fait de devoir assumer une pratique politique qui ne correspond globalement pas à la période alors que nous n’avons pas les moyens de nos ambitions. Avec donc le risque de rester spectateurs critiques…
Les éléments les plus avancés voient bien les limites de l’action autonome qui n’offre aucun projet autre que « le mouvement qui se construit en avançant » (cf textes du MILI et de Quadruppani) et n’a donc aucune perspective. C’est là-dessus que nous devons appuyer pour nous démarquer, tout en refusant bien sûr de condamner les attaques contre l’appareil d’Etat.
Nous sommes, dans la lutte, dans le même camp.
2.6) Concernant le débat politique dans et autour le mouvement, le bilan est très décevant. Dans le mouvement syndical (CGT et Solidaires) il n’y a pas eu le début d’une discussion sur le contenu de la lutte (au-delà du rejet de la loi), sur une plateforme de lutte, sur des perspectives. Et cela n’a fait aucun problème, comme nous avons pu le constater autour de la précarité, laissée de côté (y compris parmi les plus radicaux de « On bloque tout ») alors qu’elle est au cœur à la fois de l’exploitation et de la loi El Khomri, et qu’elle faisait l’unité étudiants/salariés.
Les seules discussions ont porté sur le mouvement lui-même, les formes de lutte, la violence, les blocages etc. dans une démarche anarchosyndicaliste combative assez dépolitisée, une fuite en avant dans le mouvement sans trop se poser de questions. Nous nous répétons : même la « convergence des luttes » a disparu du champ des mots d’ordre.
De ce fait, on constate le renforcement du mouvement ultra-gauche, mais peu de progrès dans la compréhension par ailleurs. Les quelques points positifs soulevés plus haut assez largement repris dans les mots d’ordre, n’étaient en fait compris et assimilés que par une petite minorité éparpillée.
Le fait qu’il n’y ait pas eu de trahison ouverte des forces réformistes, que la CGT et ses structures aient participé largement au mouvement jusqu’à la fin a contribué à cette neutralisation du débat, en consolidant une sorte de « consensus unitaire combatif » qu’il ne fallait pas rompre, sur la base de cette forte aspiration à l’unité que nous connaissons bien dans le mouvement ouvrier et populaire. Consensus entretenu également par tous les prétendus opposants (LO, NPA, Front Syndical de Classe etc.) au nom du caractère sacré de la lutte et du mouvement. Aujourd’hui, dans la CGT par exemple, il n’y a aucun bilan du mouvement, on est passés à la phase suivante.
Enfin, concernant le domaine spécifiquement politique, les choses étaient clairement démarquées : le PS était complètement désavoué (en ce sens le mot d’ordre « Tout le monde déteste le PS » était bien reçu mais n’a pas fait vraiment avancer les choses), et c’était le silence pudique autour des autres forces réformistes – alors même que les partisans de Mélenchon ou la JC étaient relativement présents et visibles.
Nous avons su dégager les quelques axes positifs et de démarcation sur lesquels nous pouvions nous appuyer, reste à déterminer comment nous allons pouvoir construire sur cette base dans la phase suivante, celle des élections à venir.
2.7) Enfin, reste la question du degré de mobilisation constaté dans le mouvement (voir la première partie). C’est une donnée dont nous devons discuter : s’agit-il d’une préfiguration de la période à venir, avec une sorte de guérilla sociale qui passe d’un secteur à l’autre, d’une période à l’autre, sans réussir à se généraliser, menée par un noyau militant toujours en colère, qui s’est à la fois endurci mais réduit dans son implantation (voir la semi réussite – ou semi échec – du rassemblement à Amiens pour le procès Goodyear), avec une sympathie réelle, mais passive de l’opinion ? Nous n’avons pas réussi à empêcher la loi de passer (fin de la séquence CPE), la répression est dure, et l’avenir est sombre avec de nouvelles lois et mesures en perspective… Est-ce cela sur lequel nous devons nous caler ?
Cela a des incidences bien sûr sur le mouvement social lui-même, mais pour ce qui nous concerne également pour ce qui est de « l’intervention politique dans le mouvement social ». Cela interpelle notre activité, au risque d’être baladés d’une échéance à l’autre sans être capables de construire. Apparition et propagande, écoles et formation, réunions de proximité et réunions publiques, constitution de réseaux de solidarité, c’est à cela qu’il faut s’atteler pour définir nos priorités.
3) En forme de conclusion pour l’avenir
Sans reprendre ce qui a été dit plus haut, les quelques points en forme de résumé
La période à venir va voir une aggravation de la situation, la poursuite et le durcissement des lois anti-ouvrières. Ce constat est largement partagé dans les masses, au-delà même des masses combatives.
La répression va s’accentuer en parallèle avec cette aggravation.
Parmi les questions qui nous sont posées : comment polariser des guérillas éclatées et quelle convergence construire sur cette base avec quel contenu ? Comment cristalliser les mots d’ordre les plus avancés du mouvement en projet de classe vraiment anti-capitaliste ? Comment répondre à l’aspiration au débat portée par Nuits Debouts ?
Il faut que l’organisation réfléchisse aux secteurs prioritaires où intervenir : syndicalistes ? jeunesse ? antifas ? écologistes etc. Quelles incidences les secteurs d’implantation où être présents dans les entreprises ? Qu’avons-nous appris du mouvement contre la loi travail pour la suite de notre intervention ?
Et enfin, il est clair que la période des élections 2017 ainsi que les mesures qui vont tomber dans la foulée vont être en continuité avec la loi El Khomri. Il convient donc de savoir faire le lien pour construire, sur la base d’un bilan approfondi, pour se situer dans les conflits à venir.
C’est dans le bilan politique approfondi de ces mouvements – dont celui contre la loi travail – que nous saurons rallier la fraction la plus avancée des jeunes et travailleurs actifs pour construire l’organisation communiste dont nous avons besoin.
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