Depuis maintenant plus de deux semaines, le peuple de Colombie descend massivement dans la rue et se révolte courageusement contre le gouvernement réactionnaire et pro-impérialiste d’Iván Duque Márquez. Le détonateur de ce soulèvement historique a été l’introduction par les autorités colombiennes d’un projet de réforme fiscale régressive épargnant les riches et ciblant plutôt les travailleurs aux revenus modestes, les prolétaires retraités et une grande partie des masses populaires. Le projet de réforme avait pour but d’augmenter la collecte fiscale de l’État afin d’assurer l’équilibre des finances publiques dans un contexte de difficultés économiques aggravées par la pandémie actuelle. Il comprenait notamment l’élimination des exemptions de taxes et l’augmentation de la TVA sur les produits et services de première nécessité, l’abaissement à seulement 656 dollars par mois du seuil de revenus soumis à l’impôt, ainsi qu’un prélèvement sur les pensions de retraite.
À travers cette réforme, la grande bourgeoisie colombienne entendait ainsi rejeter entièrement le fardeau financier de la pandémie sur le dos des travailleurs et du peuple. C’est d’ailleurs ce que chercheront tôt ou tard à faire les classes dominantes de tous les pays, et ce, d’une manière ou d’une autre. Or, des causes similaires produisent des effets similaires. Ainsi, le soulèvement actuel du peuple colombien est un exemple inspirant du genre de mouvements de contestation qui vont inévitablement émerger partout dans le monde en réponse aux plans de la bourgeoisie et à la paupérisation des masses. Bien sûr, le degré d’intensité et la forme de ces mouvements légitimes variera d’un pays à l’autre en fonction des particularités locales. Il n’en demeure pas moins que l’aiguisement des contradictions de classes, accéléré aux quatre coins de la planète par la pandémie, conduira inéluctablement à des révoltes ouvrières et populaires massives, comme cela s’est toujours produit dans le passé.
Durant les mois précédant le début de la crise sanitaire mondiale, une série de révoltes populaires significatives avaient d’ailleurs déjà éclaté à plusieurs endroits dans le monde, notamment dans plusieurs pays d’Amérique latine y compris la Colombie. En 2019, une grève nationale et des manifestations avaient eu lieu dans ce pays pour protester contre les politiques économiques anti-populaires du gouvernement, notamment celles consistant à « flexibiliser » le marché du travail et à accroître l’exploitation des travailleurs (à travers entre autres une réduction de 25% du salaire pour les moins de 28 ans) ainsi que celles visant à affaiblir le fonds public de retraites en faveur d’entités privées et à augmenter l’âge de la retraite. En plus de dénoncer l’appauvrissement scandaleux des classes laborieuses et l’ampleur des inégalités économiques caractérisant le pays, ce mouvement de lutte visait aussi à dénoncer les méthodes répressives sanglantes de l’État colombien – responsable ou complice de l’assassinat d’un nombre croissant de leaders syndicaux et paysans depuis la signature de l’accord de paix entre le gouvernement et la guérilla des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) en 2016. Si les mesures de confinement et la nécessité de lutter contre la pandémie avaient interrompu temporairement la mobilisation des masses un peu partout au début de l’année 2020, ce n’était qu’une question de temps avant qu’une nouvelle vague de soulèvements populaires ne vienne secouer à nouveau les vieux États réactionnaires. Et considérant que la réponse des classes dominantes à la pandémie est venue aggraver de manière dramatique les conditions de vie des masses, on peut s’attendre à ce que cette nouvelle vague de révoltes soit encore plus importante et durable que celle qui l’a précédée.
En Colombie, pays maintenu dans un état misérable par l’impérialisme (notamment l’impérialisme US, mais aussi l’impérialisme canadien, dont les compagnies pétrolières et minières font régner la loi et l’ordre sur place), où la concentration de la propriété atteint des niveaux extrêmes à la campagne (1% des propriétaires fonciers détenant environ 80% de la terre), où la classe ouvrière des villes était déjà ouvertement attaquée par le gouvernement avant la crise actuelle, et où la colère des masses s’exprimait déjà dans la rue avant le début de la pandémie, l’aggravation abrupte des conditions de vie du peuple dans la dernière année a créé un cocktail particulièrement explosif. D’abord, au moment du déclenchement de la révolte populaire le 28 avril dernier, le pays était aux prises depuis plusieurs semaines avec une importante troisième vague de propagation du virus. Troisième pays d’Amérique latine le plus affecté par la pandémie après le Brésil et l’Argentine en ce qui concerne le nombre de personnes infectées, la Colombie a enregistré jusqu’à maintenant plus de 79 000 décès liés au virus sur une population de 50 millions d’habitants, et ce, en raison de l’incapacité des dirigeants du pays à protéger la santé des masses. Mais surtout, en raison des difficultés économiques liées à l’anarchie capitaliste et aux mesures prises par les classes dominantes pour limiter minimalement la propagation du virus, le PIB du pays a chuté de 6,8% en 2020. Le taux de pauvreté officiel atteint désormais 42,5% et le taux de chômage 16,8%. La pauvreté extrême, quant à elle, touche maintenant officiellement 7 millions de personnes, soit près de 15% de la population. Des millions de personnes souffrent de la faim. Dans la ville de Cali, épicentre de la révolte populaire actuelle, le chômage est de 18% et le taux de pauvreté officiel s’élève à 36%. Et c’est sans parler de la violence endémique liée aux narcotrafiquants et aux gangs armés, à laquelle sont confrontés les habitants pauvres de la ville depuis des lustres (l’agglomération constituant un terrain historique d’affrontements pour le contrôle du trafic de la cocaïne puisqu’elle est située dans la région du Pacifique où se concentrent la majeure partie des plantations de coca en Colombie).
Dans ce contexte, le dépôt par le gouvernement d’Iván Duque Márquez, au mois d’avril dernier, d’un projet de réforme fiscal ciblant des secteurs déjà appauvris des masses, ne pouvait que mettre le feu aux poudres. La réforme était d’autant plus injuste que les grands capitalistes, eux, avaient bénéficié d’une aide financière généreuse de l’État en 2020 (la compagnie aérienne Avianca ayant par exemple reçu un renflouement de 370 millions de dollars). Le 28 avril dernier, les grandes centrales syndicales ouvrières, regroupées dans le Comité national de grève, ont lancé un mouvement de grève nationale, comme elles l’avaient fait en 2019. L’appel a immédiatement été relayé par des organisations autochtones, étudiantes et féminines. Le jour même, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues à Cali et à Bogotá, où les heurts avec la police ont commencé. Les peuples indigènes se sont rapidement joints à la mobilisation, notamment à Cali, ville située proche du département du Cauca où ils sont fortement organisés. La jeunesse urbaine pauvre et sans emploi ainsi qu’une partie de la paysannerie se sont aussi rapidement lancées dans le mouvement.
Au cours des jours suivants, les manifestations et les émeutes se sont multipliées dans plusieurs villes, notamment à Cali, Bogotá, Pereira, Ibagué et Medellín ainsi que dans d’autres villes plus petites. Le 1er mai, à l’occasion de la Journée internationale des travailleurs, des manifestations massives et des affrontements violents avec les forces de l’ordre ont eu lieu. Dès le 2 mai, les masses révoltées ont obtenu une victoire importante avec l’annonce par le gouvernement du retrait de sa réforme fiscale odieuse. Le lendemain, le Ministre des finances, Alberto Carrasquilla, a été forcé de démissionner. Mais cette concession des autorités n’a pas suffi à calmer la colère du peuple. Le projet de réforme n’était que la goutte d’eau ayant fait déborder le vase. Les manifestations, les grèves nationales et les confrontations avec la police se sont poursuivies dans les jours suivants, le mouvement étant désormais dirigé contre la pauvreté et les inégalités économiques en général ainsi que contre les exactions commises par les autorités. Les politiques de santé et d’éducation du gouvernement sont également dénoncés, les masses s’opposant désormais, entre autres, à un projet de loi visant une plus grande privatisation du système de santé. En fait, le soulèvement actuel n’est que la continuité de la mobilisation ouvrière et populaire déclenchée en 2019 contre les mesures économiques du gouvernement. Il est aussi le prolongement des manifestations et des émeutes qui avaient éclaté en septembre 2020 en réaction au meurtre brutal de Javier Ordóñez par la police nationale, un événement symbolisant la violence extrême et permanente de l’État colombien contre le peuple.
D’ailleurs, cette violence réactionnaire n’a fait que s’intensifier depuis le début du soulèvement des dernières semaines. En fait, à chaque étape de la lutte depuis la grève de 2019, la répression s’est intensifiée. En 2019, on avait compté quatre morts de la répression. En septembre 2020, 13 manifestants avaient été tués à Bogotá. Or, en date du 12 mai 2021, les nouveaux affrontements entre manifestants et policiers avaient déjà fait 42 morts, dont un membre des forces de l’ordre, selon le Défenseur du peuple, une entité publique de protection des droits de la personne. Les ONG locales Temblores et Indepaz, quant à elles, ont fait état de 47 morts, dont « 39 par la violence policière ». Depuis le début de la mobilisation populaire, le gouvernement d’Iván Duque Márquez tente d’écraser le soulèvement dans le sang. Des centaines d’arrestations arbitraires ont eu lieu jusqu’à maintenant, et de nombreux manifestants ont été tabassés par les forces de l’ordre. La répression brutale des manifestations est appuyée par des hélicoptères, des civils armés et des policiers en civil. La police, subordonnée au Ministère de la Défense et formée à la lutte contre les narco-trafiquants et les guérillas, tire à balles réelles sur les manifestants et commet des massacres. À Cali, l’armée a été déployée pour mater la révolte. Plus de 700 soldats, accompagnés de 500 agents de la force antiémeute (Esmad), de 1 800 policiers, de deux hélicoptères et de 60 motos ont été envoyés en renfort.
Cette répression extrême n’est que la continuité de la violence étatique et paramilitaire exercée en permanence contre les militants ouvriers et paysans en Colombie. D’ailleurs, l’intensification de cette violence dans les dernières années, combinée à l’appauvrissement scandaleux des masses et à l’accélération des déplacements forcés de paysans, montre que le peuple n’a rien gagné avec la signature de l’accord de paix entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC en 2016, contrairement à ce que les promoteurs de cet accord avaient laissé entendre. Avec la capitulation de la guérilla, c’est l’État réactionnaire colombien à la solde des monopoles impérialistes étrangers qui s’est renforcé. Celui-ci peut maintenant utiliser à sa guise l’appareil militaire et les méthodes de « guerre sale » développés dans la lutte contre la « subversion » – avec le soutien de l’impérialisme US – pour écraser toute mobilisation populaire progressiste. D’ailleurs, on peut se demander de quelle « paix » est-il question, alors que plus d’un millier de leaders syndicaux, ouvriers et paysans ont été assassinés par les forces réactionnaires depuis la signature de l’accord en 2016.
Comme partout en Amérique latine et ailleurs dans le monde, les masses exploitées et opprimées n’ont rien à attendre de la « paix » des exploiteurs et des impérialistes. Cette « paix » ne signifie rien d’autre pour le peuple que la paupérisation et le renforcement de l’exploitation. En Colombie, la guérilla révisionniste des FARC ne servait pas les intérêts des pauvres, certes. Il n’en demeure pas moins que pour se libérer des griffes des impérialistes et des grands propriétaires fonciers, les masses colombiennes n’auront d’autre choix, à terme, que de mener la lutte armée contre l’appareil répressif de la classe dominante, et ce, même si c’est au prix de grandes difficultés et de grands sacrifices. Cela dit, ces sacrifices ne doivent pas être faits en vain, comme c’est le cas lorsque la lutte est menée par des militants corrompus et petits-bourgeois, par des pseudo-révolutionnaires prompts à trahir le peuple à la moindre occasion, au lieu d’être dirigée par un authentique parti de la classe ouvrière guidé par des principes théoriques justes. La lutte armée ne doit pas servir de simple « moyen de pression » contre l’État réactionnaire, une stratégie stérile finissant inévitablement par déboucher sur le statu quo. Dans le futur, elle devra servir à mener la classe ouvrière et la paysannerie colombiennes vers le pouvoir afin de réaliser la révolution agraire et de construire le socialisme.
Malgré les trahisons dont il a été victime par le passé et en dépit de nombreuses déceptions, le peuple colombien continue de lutter de manière héroïque et exemplaire. Depuis le 28 avril dernier, les masses qui descendent dans les rues inspirent les travailleurs du monde entier grâce à leur abnégation et à leur combativité admirables. Elles développent et mettent en œuvre des formes de lutte remarquables et nécessaires pour faire face à la violence organisée de la grande bourgeoisie colombienne. Des barrages routiers ont été érigés, des stations d’autobus et des succursales bancaires ont été saccagées, des postes de police ont été incendiés et des bâtiments gouvernementaux – notamment celui du Parlement à Bogotá – ont été attaqués. Les forces répressives ont été la cible de jets de pierres et de cocktails Molotov.
Évidemment, les autorités tentent de tromper le peuple en prétendant que cette violence serait le fruit de « l’infiltration » du mouvement par des « terroristes » et des groupes armés tels que les narcotrafiquants, les rebelles de l’Armée de libération nationale (ELN) ou encore les dissidents des FARC ayant rejeté l’accord de paix de 2016. Le gouvernement laisse même entendre que la mobilisation entière aurait été préméditée et planifiée par ces éléments, ou encore qu’elle serait pilotée par un « réseau de support international » occulte soi-disant basé au Venezuela et en Russie. Dans un communiqué, le parti au pouvoir, le Centre démocratique, a par exemple écrit que le soulèvement populaire était le fruit d’« un plan macabre de la gauche radicale et criminelle financée par le narcotrafic pour déstabiliser la démocratie ». Évidemment, il n’en est rien. En Colombie, les manifestants qui lancent des pierres, brûlent des véhicules, érigent des barricades, saccagent des bâtiments étatiques et confrontent violemment les forces de répression bourgeoises ne sont pas des « terroristes » ou des vandales machiavéliques « infiltrés » : ce sont de simples travailleurs, de simples fils du peuple révoltés contre les agissements injustes de la bourgeoisie et qui acceptent de payer de leur personne pour faire triompher les intérêts des masses. C’est d’ailleurs le cas dans tous les pays où de tels événements se produisent et où les travailleurs et le peuple se soulèvent contre l’exploitation. La classe dominante colombienne le sait et cette vérité l’effraie. En fait, ce qu’elle craint par-dessus tout, ce ne sont pas les narcotrafiquants ou les guérilleros capitulards et isolés comme ceux issus des FARC. Ce dont elle a le plus peur, c’est de la révolte des masses populaires elles-mêmes. C’est pourquoi elle emploie autant d’énergie à les calomnier. Et c’est pourquoi elle déploie un arsenal répressif aussi imposant pour écraser leur mouvement par la force.
En se soulevant violemment, les masses peuvent faire plier les classes dominantes et obtenir des victoires importantes. Le retrait de la réforme fiscale odieuse du gouvernement colombien, après seulement quatre jours de manifestations, le démontre de manière éclatante. Et cette leçon ne vaut pas seulement pour la Colombie : elle vaut pour tous les pays où l’exploitation capitaliste sévit, y compris pour les « démocraties » impérialistes comme le Canada. Mais surtout, en descendant dans les rues et en confrontant ouvertement les forces répressives de la bourgeoisie, les masses développent des formes de combat et accumulent une expérience inestimable qui pourront être mis au service de la révolution prolétarienne le moment venu. On peut dire des émeutes populaires qu’elles jouent le rôle d’écoles de la révolution. Le fait que les mouvements populaires légitimes fassent éclater, partout dans le monde, des confrontations violentes entre manifestants et policiers est donc une excellente chose pour le développement de la révolution socialiste mondiale. Les communistes devront se saisir des formes d’action déployées par les masses et canaliser leur combativité dans la lutte pour détruire entièrement les vieux États réactionnaires.
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