Depuis sa fondation, le Parti communiste révolutionnaire (PCR) soutient que la force principale
de la révolution au Canada est le prolétariat, classe sociale composée
de ceux et celles n’ayant rien que leur force de travail à vendre et
constituant plus ou moins 65% de la population. En effet, bien que des
éléments issus de couches sociales qui lui sont extérieures vont appuyer
le mouvement révolutionnaire, c’est le prolétariat qui fournira les
forces les plus nombreuses dans le combat pour renverser la bourgeoisie
impérialiste canadienne. En plus de constituer la force principale de la
révolution au Canada, le prolétariat, conformément à l’époque dans
laquelle nous sommes, en constitue la force dirigeante : c’est lui qui donnera son caractère au mouvement et ce sont ses intérêts fondamentaux
qui fixeront les objectifs de la révolution. Ce qui précède signifie
qu’une organisation révolutionnaire comme la nôtre, aspirant à diriger
la révolution et à la mener vers la victoire, doit impérativement viser à
se construire au sein des masses prolétariennes et à accumuler des forces majoritairement issues du prolétariat. Cette
vérité fondamentale doit aujourd’hui être admise par chaque
révolutionnaire au pays. Or, bien que cette orientation puisse
apparaître comme allant de soi, la montée d’un courant opportuniste au
sein du maoïsme canadien dans les dernières années a obligé la fraction
révolutionnaire à engager une lutte acharnée pour la préserver, lutte
qui a mené, comme on le sait, à la scission de notre organisation en
2017. Depuis, la lutte contre l’opportunisme s’est poursuivie et a pris
de nouvelles formes, en même temps que la ligne politique de notre Parti
a continué à s’enrichir, à se préciser et à se développer. Combattre le
révisionnisme pour préserver la ligne révolutionnaire, cela signifie
non seulement lutter de manière défensive pour conserver les acquis
théoriques et politiques, mais aussi et surtout lutter de manière
offensive pour les maîtriser, les approfondir, les propager et les
mettre en pratique. C’est ainsi que de nouvelles lignes de démarcation
sont tracées et que de nouveaux ennemis se révèlent. Dans le cas de
notre Parti, la poursuite de la lutte offensive contre l’opportunisme a
donné lieu, de la fin de l’année 2018 au début de l’année 2019, à ce que
nous avons qualifié d’épuration, c’est-à-dire au rejet et
à l’expulsion de tous les éléments opposés à la préservation et au
développement de la ligne prolétarienne, éléments qui s’étaient engagés
dans une lutte réactionnaire à l’intérieur de l’organisation pour
freiner et saboter le progrès révolutionnaire. Pour la plupart d’entre
eux, la contestation des nouveaux développements de la ligne
prolétarienne n’a fait que révéler au grand jour un appui antérieur,
jusque-là caché et inavoué, à la ligne bourgeoise. Ces opportunistes
pouvaient demeurer camouflés tant que la lutte politique n’avait pas
encore atteint un certain stade de développement et une certaine acuité.
Ils ont finalement été forcés de montrer leur vrai visage et de
s’attaquer ouvertement, comme les autres opportunistes avant eux, au fil
conducteur historique du Parti. C’est entre autres choses en s’opposant
à la défense et à l’application du principe de la centralité ouvrière que
les éléments en question ont déclenché leur salve contre les partisans
et les partisanes de la ligne prolétarienne. C’est aussi en grande
partie en raison de cette opposition qu’ils ont été rejetés et exclus de
notre organisation (mais aussi en raison de leur défense du
postmodernisme et de leur opposition à la professionnalisation de notre
Parti, questions qui ne seront pas abordées ou bien qui ne le seront
qu’indirectement dans le cadre de ce texte). Aujourd’hui, nous pouvons affirmer que la question de la centralité ouvrière a fait apparaître une nouvelle ligne de démarcation importante entre les révolutionnaires et les opportunistes dans la lutte politique au Canada.
C’est pourquoi nous estimons nécessaire d’exposer publiquement, avec la
plus grande clarté possible, le contenu de ce principe que nous
défendons et que nous mettons en application. Nous affirmons qu’à notre
époque, dans un pays impérialiste comme le nôtre, il n’est pas suffisant
de reconnaître que le prolétariat constitue la force principale et la
force dirigeante de la révolution. Il convient aujourd’hui d’ajouter une
précision importante : au sein du prolétariat, c’est la classe ouvrière, et plus spécialement son noyau dur concentré dans la grande industrie, qui se trouve au cœur de la lutte pour le socialisme et qui constitue la force motrice du combat révolutionnaire.
Nous avions déjà
dénoncé publiquement, au moment de la scission de 2017, l’abandon du
prolétariat par les opportunistes canadiens. Nous concevions cet abandon
comme une conséquence de la pression du mouvement spontané
petit-bourgeois et comme le résultat de la pénétration du postmodernisme
dans les organisations communistes des pays impérialistes. Les éléments
récemment expulsés de notre organisation s’étaient, à ce moment là,
rangés du côté de la direction historique du PCR et derrière la
dénonciation du « rejet du prolétariat comme sujet révolutionnaire »,
expression que nous avions employée pour qualifier cette importante
déviation. C’est la promotion du principe de la centralité ouvrière
ainsi que sa mise en application au sein de notre organisation qui ont
permis plus tard de mettre en lumière leur propre opportunisme et ont
révélé toute leur hypocrisie. Tant que la défense du prolétariat comme
sujet révolutionnaire demeurait générale, il leur était possible de se
cacher derrière un discours en apparence favorable à la ligne
prolétarienne tout en cultivant une compréhension erronée de ce qu’est
concrètement le prolétariat contemporain et de ce que sont ses secteurs
les plus importants. Il leur était possible de dire qu’ils
reconnaissaient le rôle dirigeant du prolétariat tout en niant celui de la classe ouvrière et des ouvriers de la grande industrie,
et par conséquent, en déformant complètement le contenu de l’idée selon
laquelle le prolétariat doit diriger le processus révolutionnaire. En effet, si le prolétariat est la force dirigeante de la révolution, c’est parce qu’en son cœur se trouve la classe ouvrière.
C’est pourquoi en s’opposant à l’approfondissement de la ligne
politique du Parti, les éléments expulsés en niaient en fait les
fondements mêmes. Il n’est donc pas étonnant qu’ils se soient finalement
non seulement détournés de la classe ouvrière et des ouvriers de la
grande industrie, mais du prolétariat dans son ensemble, pareillement
à ceux contre lesquels ils avaient feint de lutter, confirmant ainsi
qu’ils appartenaient à la même espèce de révisionnistes. La poursuite de la lutte a également révélé que le rejet de la centralité ouvrière (ainsi que du prolétariat comme force dirigeante de la révolution) par les opportunistes était étroitement lié aux analyses dans lesquelles le concept « d’aristocratie ouvrière » est utilisé pour décrire une couche de prolétaires dont les intérêts se sépareraient de ceux du reste de la classe, analyses dont le caractère fallacieux et anti-prolétarien nous sont apparus nettement.
L’idée que le
prolétariat constitue encore la force ayant le potentiel de renverser le
capitalisme et de transformer la société est rejetée depuis un bon
moment déjà par la majorité des courants de « l’extrême-gauche »
contemporaine au Canada et dans les autres pays impérialistes. Ces
courants, complètement imprégnés par l’idéologie postmoderne, sont
incapables de saisir la réalité sociale dans sa totalité et ne voient
dans cette réalité qu’une multitude de sujets minoritaires aux
trajectoires divergentes, luttant pour affirmer leur différence et pour résister aux multiples « systèmes d’oppression » qui soi-disant les écrasent. L’idée
d’un projet révolutionnaire devant unifier la majorité de la population
contre la minorité exploiteuse est jugée dangereuse et potentiellement
oppressive. Elle est donc écartée au profit de luttes disparates et se
suffisant en elles-mêmes, luttes qui sont en grande partie menées dans
le domaine culturel et idéologique. À la remorque de
« l’extrême-gauche » postmoderne contemporaine, les opportunistes
canadiens avaient abandonné en pratique le prolétariat et s’étaient mis à
chercher – et à inventer – de nouveaux sujets révolutionnaires : les
« étudiants prolétariens », les marginaux, les personnes se définissant
comme « non-binaires » ou « transgenres », les « travailleuses du
sexe », etc. Ils avaient abandonné, dans les faits, toute perspective et
toute forme d’activité visant à faire progresser l’implantation des
perspectives révolutionnaires au sein des grands groupes du prolétariat canadien
et avaient préféré être le reflet des différentes manifestations du
mouvement spontané petit-bourgeois : le mouvement « antifa », la culture
queer, le mouvement féministe, le mouvement étudiant, le
mouvement écologiste, etc. Les éléments opposés à la centralité ouvrière
et récemment expulsés de notre organisation font exactement la même
chose.
Si les opportunistes
canadiens et leurs semblables ne démontrent aucun intérêt pour le
prolétariat de manière générale, leur mépris de classe devient
particulièrement manifeste lorsqu’il est question de la classe ouvrière
et des ouvriers de la grande industrie – qu’ils considèrent avec la plus
grande méfiance quand ils ne les jugent pas tout simplement
réactionnaires. C’est qu’au cœur de l’abandon du prolétariat par la
« gauche » contemporaine, se trouve l’idée selon laquelle la classe
ouvrière, telle que nous l’avons connue à l’époque de l’émergence du
capitalisme, a désormais disparu. Les tenants de cette « gauche »
considèrent que les concepts d’exploitation et de lutte des classes
ne sont plus pertinents puisque la réalité sociale serait désormais
trop hétérogène et trop fragmentée. Ils affirment que nous vivons
désormais dans une ère « post-industrielle » et que la classe des
travailleurs manuels produisant les richesses n’existe plus. C’est ce
qui explique l’évacuation du mot travailleur dans le discours des
partis « de gauche » et son remplacement par des catégories fourre-tout
telles que celle de « citoyens », ou encore l’émergence d’intellectuels
et de politiciens se réclamant du « populisme de gauche », en Amérique
du Nord et en Europe. C’est ce qui explique également le repli des
formations politiques soi-disant progressistes (et c’est le cas des
partis se présentant comme « alternatifs » aussi bien que des partis
bourgeois plus traditionnels comme le Parti libéral du Canada) sur des
questions identitaires, comme la question de la « diversité » au sein de
l’appareil culturel bourgeois, la question de la transformation du
vocabulaire employé par les administrations bourgeoises, la question de
la reconnaissance des « identités de genre », etc. Récemment, le thème
de l’écologie a également pris une importance prépondérante au sein de
la gauche bourgeoise : il s’agirait de l’enjeu de l’heure devant
mobiliser tout le monde, ce qui permet d’effacer commodément les
distinctions de classe entre exploiteurs et exploités. Aujourd’hui, le
travail en usines, sur les chantiers ou encore sur les sites
d’extraction de ressources naturelles est considéré par les
intellectuels « progressistes » comme une donnée anecdotique et
insignifiante. Quand ils ne nient tout simplement pas leur existence,
ils affirment que les travailleurs œuvrant dans ces secteurs sont peu
nombreux, et surtout, qu’ils ne sont plus exploités, s’étant fondus dans
le magma qu’ils appellent la « classe moyenne ». Ils sont aveuglés par
des constatations empiriques propres à la sociologie bourgeoise (par
exemple, la constatation qu’une bonne partie des ouvriers ne s’entassent
plus dans des taudis surpeuplés) et ne voient plus de séparation entre
les intérêts des travailleurs et ceux des capitalistes. Il faudrait donc
selon eux, pour atteindre un monde plus juste, se rabattre sur les
éléments marginalisés, sur la « multitude des exclus ».
Évidemment, tout cela
n’est qu’un produit de l’idéologie bourgeoise. D’abord, comme nous le
verrons, les ouvriers n’ont pas disparu et ils représentent encore une
fraction importante de la population canadienne. Ensuite, s’il est
indéniable que les conditions de vie de la majorité des ouvriers
canadiens d’aujourd’hui sont supérieures, dans l’absolu, à celles des
ouvriers du début du 20ème siècle, cela ne modifie en rien la position
qu’ils occupent dans les rapports de production et ne change rien au
fait qu’ils sont exploités par la bourgeoisie, c’est-à-dire qu’ils ne
travaillent essentiellement que pour accroître le capital. En fait, non
seulement la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie existe encore,
mais la classe ouvrière productrice de richesses est toujours en vie et
représente encore le cœur de la société. Le contraire serait étonnant, puisque l’exploitation du travail par le capital est le fondement de la société capitaliste! Plus encore : nous affirmons aujourd’hui que ce sont les ouvriers et les ouvrières, et plus spécialement ceux et celles se concentrant au sein de la grande industrie, qui constituent, encore et toujours, le noyau de classe sur lequel les révolutionnaires doivent principalement s’appuyer pour renverser le pouvoir bourgeois et ensuite entreprendre l’édification du socialisme.
Prolétariat, classe ouvrière : quelle est la différence?
Historiquement, les
termes « prolétariat » et « classe ouvrière » ont souvent été utilisés
indistinctement. Aujourd’hui encore, ces deux expressions continuent
parfois d’être employées comme des synonymes, parfois par manque de
rigueur ou par confusion, mais parfois aussi simplement parce que
l’agitation et la propagande ne requièrent pas toujours un tel degré de
précision sur cette question – après tout, c’est d’une seule et même
classe sociale dont il est question. Cela dit, l’emploi indistinct des
deux termes provient du fait qu’à l’origine, et jusqu’à une certaine
époque, la vaste majorité du prolétariat était composée de travailleurs
et de travailleuses manuels, dont un grand nombre employés au sein de la
grande industrie mécanisée. Dans les faits, le prolétariat se
confondait presque complètement avec la classe ouvrière. C’est
d’ailleurs pourquoi Engels écrivait, dans Les principes du communisme : « Le
prolétariat, ou la classe des ouvriers, est, en un mot, la classe
laborieuse de l’époque actuelle. » Aujourd’hui, dans la plupart des pays
impérialistes, et notamment au Canada, la classe prolétarienne
existante ne se réduit plus à sa composante ouvrière et il est désormais
nécessaire d’opérer une distinction théorique entre « prolétariat » et
« classe ouvrière ». Nous reviendrons plus loin sur les raisons
expliquant ce changement survenu dans la composition du prolétariat.
Mais d’abord, nous allons expliquer ce en quoi consiste cette
distinction théorique entre « prolétaire » et « ouvrier ».
Tout d’abord, le prolétariat est
la vaste classe faisant face à la bourgeoisie : il est constituée de
toutes les personnes qui ne sont pas propriétaires de moyens de
production; de toutes les personnes qui, par conséquent, sont obligées
pour vivre de vendre quotidiennement leur force de travail à des
capitalistes privés ou encore à l’État bourgeois; de toutes les
personnes qui sont reléguées à un rôle d’exécution dans le procès de
travail. Les personnes ne travaillant pas (par exemple les enfants),
mais dont l’existence dépend de ménages prolétariens (c’est-à-dire de
ménages dont la source de revenu principale provient du travail salarié
exploité), de même que les retraités ayant occupé, durant leur vie, des
emplois prolétariens, font également partie du prolétariat. Finalement,
les personnes en âge de travailler (sauf celles appartenant à la
petite-bourgeoisie ou à la bourgeoisie) qui sont temporairement exclues
du marché du travail doivent également être considérées comme des
prolétaires : leur force de travail ne trouve tout simplement pas
d’acheteur pour le moment. Toutes ces personnes – des millions et des
millions au Canada – forment une seule et même classe sociale exploitée
par la bourgeoisie et, par conséquent, ayant les mêmes intérêts
fondamentaux.
La classe ouvrière, quant
à elle, regroupe tous les prolétaires qui, par leur travail physique et
manuel, adaptent les produits de la nature et transforment la matière
en fonction des besoins de la société. Les ouvriers et les ouvrières, ce
sont ceux et celles qui extraient, qui fabriquent, qui façonnent, qui
assemblent, qui transportent, qui construisent, qui réparent et qui
nettoient. Ce sont ceux et celles qui génèrent, par leur activité créatrice, en combinant leur force de travail avec les moyens de production existants, des richesses nouvelles répondant aux besoins humains, c’est-à-dire des valeurs d’usage. Par ailleurs, la classe ouvrière recoupe pour une large part, sur le plan des rapports économiques, la fraction dite productive du prolétariat. Ici, nous faisons référence à la création, lors du procès de travail, de valeur d’échange nouvelle qui est accaparée par la bourgeoisie et qui constitue la source du profit capitaliste, c’est-à-dire à la production de plus-value.
La production de plus-value est le but fondamental de la production
capitaliste : toute société où le capitalisme est le mode de production
dominant est organisée en fonction de permettre à la bourgeoisie
d’extraire la plus grande quantité possible de plus-value en exploitant
la force de travail des prolétaires. Pour produire de la valeur
(d’échange) nouvelle, le travail doit s’incorporer dans des marchandises devant
être vendues par les capitalistes qui mettent en branle le procès de
production. Les marchandises prennent généralement la forme de biens
tangibles (par exemple une voiture), mais peuvent aussi prendre celle de
services livrés immédiatement (par exemple un changement d’huile dans
un garage). La vente de ces marchandises permet alors la réalisation de
la valeur qu’elles contiennent et permet au capital de s’accroître.
C’est ainsi que la majeure partie de la richesse est générée et qu’elle
est appropriée par la bourgeoisie sous le capitalisme. Puisque le
travail doit aboutir à la création de marchandises pour produire de la
plus-value, certains travailleurs doivent donc être qualifiés d’improductifs.
C’est le cas, par exemple, des infirmières, qui sont embauchées par
l’État bourgeois pour soigner la force de travail, ou encore des
employés de centres d’appels, embauchés par des capitalistes pour
effectuer des sondages auprès de leur clientèle ou pour faire de la
publicité. De la même manière, bien que le gros de la plus-value
provienne de la fraction ouvrière du prolétariat et que le prolétariat
non ouvrier ne produit généralement pas de plus-value (puisque la
création de la plupart des marchandises nécessite un travail physique de
transformation), certains ouvriers ne sont pas productifs (c’est le cas
d’une partie des ouvriers dans les services publics), tandis que
certains prolétaires non ouvriers le sont (par exemple les préposées aux
bénéficiaires dans le secteur privé). Aussi, il est important de
préciser que le caractère productif ou improductif d’un type de travail
donné n’est pas forcément lié avec le caractère socialement utile ou
inutile de celui-ci, bien que ce soit souvent le cas. Par exemple, le
travail des infirmières est utile alors que celui des employés de
centres d’appels est généralement inutile, mais les deux types de
travail constituent du travail improductif. Il s’agit simplement de
décrire de manière scientifique la façon dont la production est
objectivement organisée sous le capitalisme, de montrer ce qui en
constitue le moteur, et donc, de désigner un processus qui occupe une
place centrale dans la lutte des classes. Voyons voir ce que Karl Marx
écrit à ce sujet dans Le Capital :
« Mais ce n’est pas
cela qui caractérise d’une manière spéciale le travail productif dans le
système capitaliste. Là, le but déterminant de la production, c’est la
plus-value. Donc n’est censé productif que le travailleur qui rend une
plus-value au capitaliste ou dont le travail féconde le capital. […]
Désormais, la notion de travail productif ne renferme plus simplement un
rapport entre activité et effet utile entre producteur et produit, mais
encore et surtout un rapport social qui fait du travail l’instrument
immédiat de la mise en valeur du capital. » (1867)
Ainsi, les travailleurs productifs, c’est-à-dire ceux qui produisent la plus-value, participent directement
au processus faisant vivre et s’accroître le capital. Ce processus est
au cœur du mode de production capitaliste : c’est lui qui constitue la
source de la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat. Toute
l’organisation sociale est centrée sur l’exploitation de la force de
travail des prolétaires productifs : ceux-ci occupent donc une position
névralgique dans la lutte des classes.
Avec le développement
du capitalisme, la classe ouvrière s’est trouvée liée à une forme
d’organisation supérieure de la production, forme d’organisation
correspondant au stade de développement le plus avancé des forces
productives de l’humanité : la grande industrie moderne. C’est
avec le développement de la grande industrie qu’est né le prolétariat
moderne et qu’ont émergé les bases matérielles de la société communiste
future. En rassemblant des masses d’ouvriers dans d’immenses fabriques
au sein desquelles le travail s’effectue collectivement à l’aide de
puissants systèmes de machines, en socialisant ainsi le procès de
production et en le concentrant à l’échelle de toute la société, la
bourgeoisie a préparé, sans le vouloir, le terrain à son propre
renversement :
« De toutes les
classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le
prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres
classes périclitent et périssent avec la grande industrie; le
prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique. […] Le
progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent sans volonté
propre et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers
résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par
l’association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous
les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi
son système de production et d’appropriation. » (Karl Marx et Friedrich
Engels, 1848, Le Manifeste du parti communiste).
Nous avons dit que
les marchandises produites par les prolétaires productifs pouvaient
revêtir la forme non seulement de marchandises tangibles, mais aussi de
services. Cependant, il importe de reconnaître que les prolétaires
actifs dans la grande industrie occupent une position particulière dans
la société. En effet, c’est au cœur de la grande production industrielle
que l’on retrouve les formes les plus avancées de la production, les
moyens de production les plus puissants et les plus déterminants ainsi
que la concentration la plus élevée de prolétaires dans les mêmes unités
de production. Par exemple, réaliser une coupe de cheveux nécessite un
local, quelques outils rudimentaires comme des ciseaux et un certain
savoir-faire technique individuel. En comparaison, la production en
usine de gel pour les cheveux nécessite des machines sophistiquées, une
force de travail nombreuse ainsi qu’une organisation et une division du
travail complexe. Lorsqu’on prend le temps de se pencher sur des
exemples concrets comme ceux-ci, la différence entre le secteur des
services et celui de la grande production industrielle saute aux yeux.
Finalement, c’est aussi dans les grandes unités de production que les quantités les plus massives de plus-value
sont extraites par la bourgeoisie. Ainsi, les ouvriers de la grande
industrie ont un rôle historique spécifique à jouer : après le
renversement révolutionnaire du pouvoir politique de la bourgeoisie, ils
doivent s’emparer concrètement des moyens de production formidables
qu’ils mettaient jusque-là en branle au profit des capitalistes et ils
doivent s’employer à les faire fonctionner au profit de la société
entière.
Comme nous l’avons
dit plus haut, le prolétariat était, à une certaine époque, constitué
quasi exclusivement d’ouvriers et d’ouvrières. Cependant, dans les
dernières décennies, au sein de la plupart des pays impérialistes,
l’importance numérique relative du prolétariat non ouvrier et
improductif a augmenté par rapport à celle du prolétariat ouvrier et
productif. Désormais, la classe ouvrière ne constitue plus la majorité
de la population totale et ne représente plus qu’une fraction au sein du
prolétariat. Aussi, la quantité d’ouvriers et d’ouvrières œuvrant au
sein de la grande industrie a relativement diminué, ce qui fait que la
classe ouvrière est plus fragmentée qu’avant. Elle est en partie
éparpillée dans des unités de production de moindre envergure, et elle
est par conséquent plus difficile à identifier et à circonscrire. Cette
diminution relative de la quantité d’ouvriers ainsi que cet
« effritement » d’une partie des grandes concentrations ouvrières
d’autrefois a amené beaucoup d’intellectuels, à partir des années 1970, à
clamer que la classe ouvrière allait disparaître complètement, que le
capitalisme se transformait fondamentalement et que l’époque de la lutte
pour le socialisme était donc désormais révolue. Nombreux sont ceux
qui, encore aujourd’hui, affirment que la classe ouvrière n’existe plus
et que le travail en usine est désormais un phénomène marginal, un
vestige d’une autre époque. Nous disons qu’ils ont tort. La classe
ouvrière, malgré des pertes d’effectifs indéniables, malgré son
morcellement plus grand qu’avant, n’a pas disparu : au Canada, les
ouvriers et les ouvrières représentent un peu plus de 25% de toutes les
personnes ayant un revenu d’emploi! Aussi, l’accroissement du
prolétariat non ouvrier et improductif ainsi que la disparition d’un
certain nombre de grandes unités industrielles de production n’ont pas
découlé d’une transformation fondamentale du capitalisme, mais bien de
mécanismes et de lois qui lui sont propres, mécanismes connus depuis
longtemps et que le marxisme est tout à fait capable d’expliquer.
D’abord, le capital
ne peut se contenter de produire : s’il veut se valoriser, se reproduire
et s’accroître, il doit également développer la sphère de la
circulation, car c’est dans cette sphère que se réalise la valorisation
du capital, que l’on amène les marchandises à être vendues. Le procès de
production est donc intégré dans un procès plus large, le procès de
circulation. Plus la quantité de marchandises augmente et plus ces
marchandises se diversifient, plus le procès de circulation se
complexifie à son tour et prend de l’importance. Aujourd’hui, le niveau
de diversité et de complexité des marchandises produites est sans
commune mesure avec ce qu’il était à l’époque de l’émergence du
capitalisme. La taille du gigantesque appareil de distribution et de
commercialisation que l’on connaît de nos jours s’explique en partie de
cette manière. Cependant, cette simple explication n’est pas suffisante.
Pendant les dernières
décennies, on a assisté au transfert d’une partie de la production dite
manufacturière des pays impérialistes vers des pays dominés ou
autrefois dominés (Chine, Bangladesh, etc.), provoquant une réduction
relative considérable du nombre de travailleurs d’usines dans les pays
impérialistes. Par exemple, au Canada, dans les dernières années, les
secteur du textile et de l’automobile ont été durement touchés par ces
délocalisations. Ce transfert a coïncidé avec la fin de la période
d’expansion dans laquelle le capitalisme était entré après la Seconde
Guerre mondiale. En effet, dans les périodes d’expansion, l’accumulation
du capital engendre un accroissement des forces productives, tandis que
dans les périodes de crise, la bourgeoisie doit détruire une partie des forces productives si
elle veut continuer à valoriser son capital. Par exemple, la Seconde
Guerre mondiale avait été un moyen, pour les différentes bourgeoisies
impérialistes, de relancer l’accumulation de capital après la crise des
années 1930 en détruisant des masses gigantesques de forces productives –
en envoyant à l’abattoir des millions d’ouvriers et de prolétaires, en
rasant des villes entières, etc. C’est au même phénomène que l’on
assiste depuis la fin des années 1970, bien qu’il se manifeste pour
l’instant d’une manière moins spectaculaire.
Si la masse des
prolétaires retirés de la production n’est pas éliminée, elle doit être
entretenue ou redirigée vers des secteurs improductifs, mais néanmoins
utiles à la bourgeoisie. Le transfert d’une partie de la production
industrielle vers d’autres régions du monde est ainsi allé de pair avec
l’accroissement relatif des secteurs visant à accélérer la rotation du
capital, à réaliser plus facilement la plus-value produite et à
surmonter les difficultés rencontrées en raison de la crise. Il est
question ici de secteurs tels que celui du commerce et de la vente, où
sont aujourd’hui exploités une très grande quantité de prolétaires. Dans
les dernières décennies, nous avons assisté à une expansion phénoménale
des secteurs parasitaires et non productifs liés à la valorisation du
capital comme la finance, la publicité, le marketing, la comptabilité,
la sollicitation, etc. Tous ces secteurs emploient non seulement un
grand nombre de professionnels salariés, mais aussi une quantité
importante de prolétaires, comme par exemple les exécutants dans les
services bancaires et commerciaux, dans les centres d’appels, dans la
distribution de publicité à domicile, etc. En parallèle, les
capitalistes ont également développé de nouvelles branches d’activité à
mi-chemin entre la vente et la production comme celle de la restauration
rapide. Dans cette branche d’activité, une certaine forme de travail
productif a lieu, mais avec des moyens de production de moindre
envergure que dans les usines. Aussi, ce travail productif côtoie des
tâches improductives telles que la réalisation des transactions avec les
clients. Finalement, l’augmentation relative du nombre de prolétaires
improductifs dans les pays comme le Canada est aussi due à l’expansion
de la superstructure étatique (écoles, hôpitaux, entreprises publiques,
justice, bureaucratie, etc.) qui a non seulement créé une large couche
de petits-bourgeois salariés au service du grand capital, mais qui
nécessite aussi désormais l’emploi d’une importante fraction du
prolétariat.
À travers tout cela,
c’est aussi la loi générale de l’accumulation du capital identifiée par
Karl Marx qui se manifeste. Au fur et à mesure que le capital s’accumule
et s’accroît, sa composition organique, c’est-à-dire la quantité de
capital constant (le travail mort, les moyens de production) par rapport
à la quantité de capital variable (le travail vivant, la force de
travail) tend à s’accroître en raison de la concurrence et de
l’obligation pour les capitalistes de rechercher une plus grande
productivité. Les instruments de production se perfectionnent et
permettent de produire la même quantité de marchandises avec moins
d’ouvriers. De manière absolue, il y a de plus en plus de travailleurs
qui sont introduits dans le procès de production et qui produisent de la
plus-value, mais chacun produit une plus grande masse de marchandises
et met en branle une plus grande quantité de travail mort qu’auparavant.
L’augmentation absolue de la population prolétarienne, combinée à
l’augmentation de la productivité du travail, conduisent ainsi au
grossissement de l’armée industrielle de réserve, c’est-à-dire à une
masse de force de travail excédentaire par rapport à la quantité de
machines à mettre en œuvre. Aujourd’hui, au Canada, l’armée industrielle
de réserve ne se réduit pas à sa fraction la plus apparente – celle
constituée de chômeurs et de prolétaires exclus du marché du travail.
Elle est en grande partie camouflée dans les secteurs improductifs ou
peu productifs comme le commerce et la distribution, et regroupe
l’ensemble des prolétaires sous-payés (c’est-à-dire dont le salaire se
situe bien en-deça de la valeur réelle de la force de travail) qui sont
employés dans ces secteurs. Si les salaires sont particulièrement bas
dans le secteur commercial, c’est précisément parce qu’on n’y produit
pas de plus-value et que la bourgeoisie commerciale doit tirer un profit
en économisant celle que la bourgeoisie industrielle lui a cédée.
L’existence de cette vaste couche de prolétaires mal payés tire à son
tour vers le bas les revenus de l’ensemble du prolétariat et permettent
aux capitalistes d’exercer une pression supplémentaire sur les ouvriers
productifs. Le développement du capitalisme conduit ainsi à ce qu’une
large fraction du prolétariat n’arrive plus à mettre en mouvement autant
de moyens de production. Il conduit au gaspillage de la force de
travail disponible. En même temps, cette diminution relative du
nombre de prolétaires productifs constitue la preuve incontestable que
la société a atteint un haut niveau de productivité. En effet, une
minorité de la population est désormais suffisante pour faire vivre le
reste de la société. Sous le socialisme, ce haut niveau de
productivité permettra de répondre aux besoins des masses, tout en
diminuant grandement le temps de travail que chaque prolétaire devra
accomplir : nous répartirons rationnellement les tâches créatrices de
richesses, au lieu de les confier à un groupe restreint de travailleurs
et d’occuper tous les autres à des fonctions stériles; nous n’aurons pas
besoin d’un secteur commercial aussi vaste et tous les secteurs
parasitaires seront éliminés; les forces productives détruites par la
bourgeoisie seront reconstituées et une grande partie des prolétaires
non ouvriers relégués aujourd’hui à des tâches inutiles seront redirigés
dans la production. Nous retrouverons ainsi la véritable ampleur de la
classe ouvrière en mettant en mouvement l’ensemble de la force de
travail disponible.
Le prolétariat ouvrier, fer de lance de la révolution socialiste
La centralité ouvrière désigne, pour nous, le principe selon lequel les partis communistes, malgré
les changements survenus au sein des pays impérialistes dans la
composition du prolétariat et dans la physionomie de la classe ouvrière, doivent continuer à s’appuyer principalement sur le prolétariat ouvrier, et encore plus spécifiquement sur son noyau dur concentré dans la grande production industrielle. Ce principe découle de la reconnaissance du rôle spécial – du rôle dirigeant – que
vont jouer les ouvriers de la grande industrie dans la révolution en
raison de la position objective qu’ils occupent dans la société, et ce,
malgré l’affaiblissement que le prolétariat industriel a connu sur le
plan quantitatif dans les dernières décennies. Les ouvriers de la grande industrie vont agir en tant que force dirigeante au sein du prolétariat, non seulement dans la lutte pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie, mais aussi et surtout pendant la période de construction du socialisme après le renversement de celle-ci.
Cela ne signifie pas que les partis communistes des pays impérialistes
ne doivent pas s’intéresser au reste du prolétariat, au contraire.
D’abord, c’est le prolétariat dans son ensemble qui va se soulever
contre la bourgeoisie et affirmer ses intérêts de classe et c’est
pourquoi nous disons qu’il faut chercher à pénétrer et éventuellement à
diriger chacun des grands groupes qui le constituent. Plus
encore, la prise en charge de la liaison entre l’avant-garde et
l’ensemble des grands groupes du prolétariat est garante de la pénétration du programme révolutionnaire au sein de la classe ouvrière et de ses secteurs les plus importants. Inversement, la mobilisation du prolétariat ouvrier et de son noyau dur est ce qui permettra de mobiliser le plus énergiquement l’ensemble du prolétariat pour la lutte révolutionnaire. C’est pourquoi la centralité ouvrière signifie que les partis communistes doivent accorder une attention spécifique à la question ouvrière, qu’ils doivent déployer un effort supplémentaire afin de se lier aux prolétaires de la grande industrie et que la pénétration du mouvement ouvrier ainsi que des unités de production les plus importantes doit revêtir pour eux une importance stratégique primordiale. Les
partis communistes doivent également s’intéresser à la réalité concrète
de la production dans le pays où ils se trouvent. Ils doivent viser à
développer une connaissance approfondie de la vie économique du pays et
cela doit finir par se refléter dans leur propagande. Aussi, la
centralité ouvrière signifie que les partis communistes doivent chercher
à donner un caractère ouvrier à leurs organisations et viser à
constituer un fort groupe ouvrier en leur sein. Autrement
dit, ils doivent chercher à recruter un nombre significatif de
travailleurs manuels actifs, et ce, de manière durable. Plus encore, une
bonne partie de ce recrutement doit se faire auprès de travailleurs qui
œuvrent dans la grande production. Ce fort groupe ouvrier dans le parti
doit permettre à l’organisation de demeurer connectée sur la réalité de
la production et du mouvement revendicatif de la classe ouvrière, en
plus de lui permettre d’exercer une influence directe sur des cercles
élargis d’ouvriers et de prolétaires à l’extérieur du parti. Finalement, l’objectif stratégique lié à la centralité ouvrière est d’avoir un ancrage solide là où se trouvent les principaux moyens de production du pays.
Pour réussir cela, un parti ne peut se permettre d’agir à l’aveuglette
et sans méthode : il doit impérativement formuler une séquence de
progression vers les grandes concentrations ouvrières et élaborer une
tactique adaptée aux conditions concrètes pour réaliser cette
progression.
La centralité ouvrière s’oppose à l’idée selon laquelle ce sont les couches les plus pauvres ou les plus opprimées
de la population des pays impérialistes qui ont le potentiel
révolutionnaire le plus grand, et par conséquent, à l’idée selon
laquelle ce sont ces couches que les communistes doivent chercher à
mobiliser en priorité. Cette idée erronée amène un grand nombre de
militants à focaliser presque exclusivement leur attention et leurs
énergies sur des catégories telles que les personnes exclues du marché
du travail (les assistés sociaux), les personnes travaillant au noir,
les travailleurs dont les salaires sont les plus bas ou encore les
ménages aux revenus les plus faibles. Dans le pire des cas, les tenants
de cette conception se rabattent sur des éléments marginalisés tels que
les prostituées, les prisonniers, les sans-abris ou les petits
criminels. Bien sûr, les couches les plus paupérisées et les secteurs
les plus persécutés du prolétariat sont appelés à jouer un rôle actif
dans la révolution. Aussi, comme nous l’avons énoncé plus haut, les
organisations communistes doivent viser à exercer éventuellement une
influence et une direction sur ces secteurs, comme sur tous les grands
secteurs du peuple. Cela dit, il n’y a aucune raison d’affirmer que ces
couches auraient un potentiel de combativité intrinsèquement supérieur.
Par exemple, selon une enquête de terrain réalisée à l’automne 2018 sur
la composition sociale du mouvement des Gilets jaunes en France, la
majorité des personnes prenant part à la révolte, bien qu’ayant des
revenus « modestes », n’appartenaient pas aux catégories les plus
pauvres de la société française : seulement 10% des répondants
déclaraient avoir un revenu inférieur à 800 euros par mois, alors que le
revenu des 10% des ménages français les plus pauvres correspondait à
519 euros par mois. De plus, 55% des répondants déclaraient avoir un
revenu imposable et 85% possédaient une voiture. Aussi, selon les
résultats de l’enquête, la majorité des Gilets jaunes (74,5%) avaient un
emploi et une partie considérable d’entre eux étaient des « employés »
(33,3%) ou des ouvriers (14,4%). Il est à noter qu’en excluant les
« inactifs », comprenant sans doute un bon nombre de retraités ayant
travaillé dans des emplois ouvriers ou prolétariens durant leur vie, la
proportion d’ouvriers dans le mouvement s’élevait à près de 20%.
Lorsqu’on se penche
sur l’histoire du mouvement ouvrier dans chaque pays, on constate
rapidement que les luttes les plus déterminantes ne sont pas forcément
initiées par les éléments les plus misérables de la société. Dans
l’histoire du mouvement ouvrier canadien, il y a certes eu des épisodes
marquants où ce sont des travailleurs particulièrement appauvris qui se
sont soulevés pour protester contre leurs conditions de vie miséreuses –
l’exemple le plus notable étant sans doute celui de la fameuse « Marche
sur Ottawa » pendant la crise des années 1930 –, mais les révoltes
importantes ont la plupart du temps été déclenchées par des prolétaires
ayant des emplois « normaux », faisant partie d’un syndicat, et parfois
également par des ouvriers de métier. Par exemple, la Grève générale de
Winnipeg, premier soulèvement majeur du prolétariat canadien à l’échelle
du pays, a été initiée en grande partie par des ouvriers de métier et
par des travailleurs des services publics (travailleurs des services de
distribution d’eau, postiers, pompiers, etc.). Pour donner un exemple un
peu plus récent, on peut également penser à la grève du Front commun de
1972 au Québec, menée par 210 000 employés de l’État québécois
(personnel des hôpitaux, personnel enseignant, employés de soutien des
commissions scolaires et des cégeps, employés d’Hydro-Québec,
fonctionnaires, etc.), ainsi qu’à la grève générale qui a immédiatement
suivi à l’échelle de la province, à laquelle ont pris part plus de
300 000 syndiqués des services publics et du secteur privé (ouvriers de
la construction, métallos, mineurs, machinistes, ouvriers du textile, de
l’auto et de l’imprimerie, etc.). Ce mouvement de grève de grande
ampleur a mené à des actions combatives telles que des blocages de
routes, des occupations de stations de radio et de télévision et même
des occupations de villes (notamment à Sept-Îles, Thetford, Sorel et
Joliette).
S’il n’y a pas de
raison de penser que le niveau de combativité augmente à mesure que l’on
descend vers les couches les plus miséreuses de la société, il y a
encore moins de raisons de croire que les éléments les plus pauvres sont
nécessairement ceux qui ont le plus de facilité à développer une
conscience socialiste. En fait, sur ce dernier point, il y a plutôt des
raisons de penser le contraire. Si on prend par exemple le cas des
prolétaires exclus du travail salarié, on peut dire que leur atomisation
a plutôt tendance à favoriser l’emprise de l’idéologie bourgeoise et de
l’individualisme sur eux, sans parler du fait qu’il est moins facile de
se regrouper et de s’organiser pour la lutte dans ces conditions.
Aussi, les éléments les plus pauvres sont généralement submergés,
luttent pour leur survie, ont souvent des modes de vie instables ou ne
sont tout simplement pas fonctionnels (handicapés, malades, toxicomanes,
etc.), ce qui peut constituer, à court terme, des entraves importantes
au travail d’organisation révolutionnaire. Ces difficultés peuvent, bien
entendu, être surmontées avec une forte direction politique et avec des
capacités organisationnelles adéquates, mais elles doivent néanmoins
être prises en considération. Ce qui est clair, c’est que le mouvement
révolutionnaire ne peut pas reposer principalement sur cette catégorie de prolétaires, et qu’il peut encore moins chercher à se construire en partant de celle-ci.
Au contraire, les
conditions matérielles dans lesquelles évoluent les ouvriers de la
grande industrie sont précisément celles qui favorisent le plus la
prise de conscience de la nécessité du passage au mode de production
communiste. Le noyau ouvrier lié à la grande production industrielle
représente les forces productives les plus avancées de la société,
celles qui sont le plus en contradiction avec les rapports de production
capitalistes, celles qui ont amené l’humanité aux portes du socialisme.
Dans la grande industrie, les ouvriers prennent part à un procès de
production hautement socialisé, dans lequel ils réalisent des tâches
parcellaires au sein de vastes collectifs de travailleurs. Ils mettent
en œuvre des moyens de production d’une puissance inouïe, faisant
jaillir une quantité incroyable de richesses – que les capitalistes
accaparent sous leurs yeux. C’est pourquoi ils n’ont pas de mal à voir
le caractère désuet de la propriété privée et à comprendre qu’il suffit
d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie pour collectiviser les moyens de
production et les remettre entre les mains du peuple. On ne peut pas en
dire autant, par exemple, des prolétaires relégués à l’exécution de
tâches stériles et socialement inutiles, ne servant qu’au fonctionnement
de la bureaucratie capitaliste ou au déroulement d’opérations
commerciales ou financières. L’idée de collectivisation des moyens de
production ne correspondant pas à leur réalité immédiate, elle ne leur
est pas aussi accessible – sans pour autant être impossible à accepter,
bien entendu.
Le prolétariat ouvrier, en produisant la majeure partie de la plus-value absorbée par le capital, se situe au cœur de l’exploitation,
là où la contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie se
manifeste avec la plus grande acuité. Si l’ensemble du prolétariat est
dépossédé des moyens de production et de la part considérable des
richesses sociales accaparées par la bourgeoisie, la classe ouvrière est
directement dépouillée des fruits de son labeur par les capitalistes dans
le procès de production. Si l’ensemble des prolétaires dont la force de
travail est achetée par la bourgeoisie sont soumis à l’esclavage
salarial et ne servent qu’à accroître les profits des capitalistes,
c’est la force de travail des ouvriers productifs qui constitue la source de ces profits : le capital tend donc à en tirer le maximum possible. C’est pourquoi les ouvriers sont les premiers adversaires économiques de
la bourgeoisie. Ils mènent une lutte acharnée pour rapatrier vers eux –
et vers l’ensemble du prolétariat – la plus grande part possible de la
valeur qu’ils créent lors du procès de production. La bourgeoisie, de
son côté, cherche à accaparer le maximum de valeur en abaissant leurs
salaires, en intensifiant les cadences de travail et en augmentant leur
durée. Cette lutte économique constante entre les ouvriers et les
capitalistes doit servir de levier important dans la lutte politique
pour renverser le pouvoir bourgeois. Aussi, en se trouvant là où se
concentrent les plus grandes quantités de capital, les ouvriers de la
grande industrie ont le potentiel d’infliger des dégâts économiques
importants à la bourgeoisie. C’est pourquoi les grèves les plus
violentes ont souvent eu lieu là où se trouvaient des moyens de
production d’une grande valeur. Pour ne nommer que quelques exemples
tirés de l’histoire du mouvement ouvrier canadien, on peut penser à la
grève des mineurs de charbon d’Estevan en 1931 (lors de laquelle trois
ouvriers qui manifestaient ont été tués par balles par la police), à la
grève des 6 000 ouvriers de la Dominion Textile à Valleyfield en 1946
(lors de laquelle des affrontements violents ont eu lieu entres les
grévistes et la police provinciale), à la grève de l’amiante d’Asbestos
en 1949 (déclenchée par les 2 500 mineurs de la Johns-Manville, réputée
pour être la plus grande mine d’amiante au monde à l’époque), à la grève
des 1 000 mineurs de la Gaspé Copper Mines à Murdochville en 1957, ou
encore à la grève des 2 000 ouvriers de l’usine United Aircraft à
Longueuil en 1974. Pendant la guerre populaire, la classe ouvrière dans
la grande industrie va jouer un rôle important en interrompant ou en
sabotant la production dans des secteurs clés afin de déstabiliser le
pouvoir bourgeois. À ce propos, les grands réseaux de transport (voies
ferrées, ports, aéroports, etc.) et les infrastructures publiques
servant à produire de l’énergie (barrages hydroélectriques, centrales
nucléaires, etc.) pourraient revêtir une importance particulière pour
contrôler des zones territoriales, pour paralyser des secteurs ou encore
pour empêcher la bourgeoisie de faire circuler du matériel.
Comme nous l’avons
déjà dit, la production de plus-value est au centre du mode de
production capitaliste. Or, si le mouvement révolutionnaire veut devenir
une force matérielle véritable, s’il veut progresser vers l’ouverture
d’une tentative de montée vers le pouvoir et s’il veut par la suite
triompher de la classe bourgeoise, il ne peut demeurer dans les marges
de la société : il doit au contraire chercher à s’installer au cœur de la société, à l’intérieur des processus les plus déterminants
qui la constituent. Les communistes, s’ils veulent que leur action ait
un impact réel et s’ils veulent transformer le monde matériel, doivent
donc non seulement déployer leur action en priorité parmi la fraction
prolétarienne qui produit la plus-value, mais ils doivent aussi viser
stratégiquement à se placer là où les plus grandes masses de plus-value
sont extraites, là où les plus grandes quantités de capital sont mises
en mouvement et où le plus grand nombre d’ouvriers sont employés. Pour
illustrer ce qui vient d’être dit, examinons trois cas de figures : une
grève contre un petit patron dans un commerce, une grève dans un
supermarché et une grève dans une grande usine autour de laquelle tourne
la vie économique de toute une région. La première passe presque
inaperçu à l’échelle de la société et son incidence dans la lutte des
classes est presque nulle. La deuxième a déjà une puissance de
rayonnement beaucoup plus grande, mais ce n’est encore rien en
comparaison de la troisième, qui a le potentiel de mobiliser l’attention
de la société entière, d’entraîner le soutien d’un grand nombre de
prolétaires et de faire s’agiter au moins une partie de la classe
bourgeoise.
Ce sont les
affrontements dans les grandes usines ou dans les grandes unités de
travail qui ont l’impact le plus puissant et qui, généralement, ont le
potentiel d’entraîner dans la mêlée les ouvriers et les prolétaires des
unités de travail plus petites. Ce n’est pas un hasard si l’une des
grèves les plus importantes de l’histoire du mouvement ouvrier canadien,
la grève de Windsor de 1945, a eu lieu dans une usine gigantesque :
avec les 14 000 travailleurs de l’automobile qui y étaient employés, le
complexe industriel de Ford à Windsor représentait à l’époque le lieu de
travail le plus vaste au Canada. Lorsque la grève des ouvriers de Ford
s’est intensifiée, les travailleurs de 25 usines automobiles plus
petites des alentours (soit quelques 8 000 ouvriers) se sont joints au
mouvement. La lutte a pris une tournure spectaculaire avec la mise sur
pied d’une large barricade constituée de milliers de voitures
stationnées autour de l’usine pour empêcher les forces policières de
mener l’assaut contre les grévistes. C’est cette confrontation intense
de 99 jours qui a mené à l’établissement de la fameuse formule Rand,
encore en vigueur aujourd’hui, qui oblige les employeurs à prélever des
retenues sur les salaires des employés pour les transmettre aux
syndicats, garantissant la sécurité financière de ces derniers. Une
revendication importante du mouvement ouvrier de l’époque était ainsi
partiellement satisfaite grâce à la puissance de la grève des ouvriers
de Ford. Pour donner un autre exemple historique, on peut également
penser à la révolte ouvrière de mai-juin 1968 en France, où les
batailles décisives ont eu lieu dans les grandes usines, plus
précisément aux usines Renault-Flins et Peugeot-Sochaux, lesquelles ont
été le théâtre d’affrontements particulièrement violents entre les
ouvriers et les forces policières et dont l’issue a été déterminante
pour la suite du mouvement. Ces deux usines faisaient d’ailleurs partie
des principales cibles des militants maoïstes de l’époque qui mettaient
en œuvre la tactique de l’établissement pour se lier avec la classe
ouvrière. Il est facile de comprendre pourquoi ces grands complexes
industriels constituaient alors un enjeu important : les grèves et les
occupations qui allaient s’y dérouler, ne serait-ce qu’en raison du
nombre d’ouvriers mobilisés, allaient avoir une puissance de frappe bien
plus grande qu’ailleurs. Dans le futur, des actions révolutionnaires
fortes menées par les ouvriers de grandes unités de production auront un
potentiel propagandiste très puissant et interpelleront de larges
sections du peuple. Elles permettront à la révolution de se matérialiser au cœur de la réalité vivante du prolétariat.
Le but de la révolution prolétarienne est la confiscation et la collectivisation des moyens de production ainsi que la résolution de la contradiction entre le travail vivant et le travail mort.
Ce processus doit nécessairement débuter par les moyens de production
les plus importants, ceux qui ont une influence déterminante sur
l’économie, c’est-à-dire les grandes usines, les grands sites
d’extraction de ressources naturelles, les grands chantiers, les grandes
fermes industrielles, les grands entrepôts et les grands réseaux de
transports. En effet, c’est la collectivisation de ces moyens de
production qui permettra de bouleverser toute l’infrastructure de la
société et qui entraînera dans son sillage la collectivisation de tous
les autres. C’est donc dire que si les révolutionnaires ne se sont pas
là où se trouvent ces moyens de production déterminants, que si la
révolution ne trouve pas un appui significatif parmi les ouvriers qui
les mettent en œuvre, la prise du pouvoir et la construction du
socialisme seront impossibles à réaliser. C’est pourquoi le positionnement dans les principaux lieux de production du pays, au cœur des vastes concentrations ouvrières de la grande industrie, doit être un objectif stratégique central des partis communistes dans les pays impérialistes.
Pendant la construction du socialisme, dans le processus de
transformation des rapports de production et de libération des forces
productives, les ouvriers de la grande industrie vont jouer un rôle de
premier plan et vont incarner une grande partie des transformations, en
développant des formes nouvelles d’organisation de la production, en
amenant à un degré encore plus élevé la socialisation des forces
productives et en luttant pour s’approprier collectivement l’intelligence et la maîtrise de la production. La
classe ouvrière, en prenant ainsi progressivement le contrôle réel de
la production à l’échelle de la société, va guider le processus de
résolution de la contradiction entre le travail vivant et le travail
mort, résolution qui marquera la fin de la domination du travailleur par
la machine et le passage au communisme. Le positionnement actuel des
révolutionnaires au sein des grandes concentrations ouvrières découle
en partie de l’anticipation de ce grand processus de transformation : il
leur permet d’être déjà en place, avant la prise du pouvoir, pour
pouvoir lancer et diriger le processus une fois le pouvoir conquis.
Il est important de
noter que notre conception de la centralité ouvrière se distingue de
celle qui était mise de l’avant dans les années 1960 par le mouvement opéraïste
italien. Pour les opéraïstes, la classe ouvrière correspondait
essentiellement aux travailleurs sans qualifications dans les grandes
usines, à ce bloc compact d’ouvriers spécialisés (OS) qu’ils nommaient
« l’ouvrier masse ». Selon leur conception, la lutte devait être menée essentiellement à l’intérieur des usines et devait prendre la forme du refus du travail
(interruptions du procès de production, absentéisme, sabotage,
ralentissements de la production, etc.). Les opéraïstes ont évacué la
lutte politique pour le socialisme au profit d’une lutte immédiate
radicale dans les usines devant servir à attaquer le capital au seul
endroit où ils le considéraient vulnérable, c’est-à-dire au cœur du
procès de production lui-même. Cette lutte matérialisait un sentiment
qu’ils considéraient comme étant au centre de la condition ouvrière,
soit la détestation du travail par les ouvriers. Pour eux, la centralité ouvrière signifiait également que les ouvriers devaient agir par eux-mêmes, sans aucune forme de médiations organisationnelles
(syndicat, comité, parti), lesquelles étaient considérées comme ne
pouvant servir à autre chose qu’à empêcher la révolte. Cette façon
d’envisager la lutte contre la bourgeoisie est évidemment erronée. Pour
nous, les relais organisationnels servent non pas à empêcher l’action
révolutionnaire, mais à la favoriser, en la rendant systématique et
reproductible. C’est pourquoi nous disons que la lutte doit être dirigée
par un parti d’avant-garde centralisé, concentrant en lui l’expérience
de combat du prolétariat et assimilant progressivement toutes les formes
de lutte nécessaires au déclenchement de la guerre populaire. Aussi,
nous reconnaissons que les ouvriers spécialisés – ceux qui transforment,
fabriquent et assemblent les marchandises sur les machines et sur les
chaînes de montage – se trouvent au cœur du procès de production
capitaliste, mais cela ne signifie pas que le reste des ouvriers prenant
part au procès de production ne doivent pas être également mobilisés et
organisés pour la lutte. Lorsque nous parlons de la classe ouvrière,
nous désignons l’ensemble des travailleurs manuels producteurs de
richesses – y compris ceux se trouvant à l’extérieur des usines –, et
lorsque nous parlons de son noyau dur dans la grande industrie, nous
référons à la section de la classe ouvrière mettant en œuvre les grands
moyens de production. Nous incluons dans ce noyau ouvrier non seulement
les ouvriers spécialisés, mais aussi les manœuvres et les journaliers
ainsi que les ouvriers qualifiés. Ensuite, nous disons que l’idée selon
laquelle l’opposition au capitalisme doit prendre la forme du refus du travail est
une perspective erronée menant à une impasse. La classe ouvrière ne
déteste pas l’activité productrice. Elle ne déteste pas le travail en
lui-même. Ce qu’elle déteste, c’est l’appropriation des fruits de son
travail par la bourgeoisie et l’impossibilité pour elle de maîtriser et
de diriger le procès de production, et ce, en raison de la propriété
privée. Elle lutte non pas pour cesser de travailler, mais afin de
pouvoir travailler et produire pour la société dans son ensemble plutôt que pour les capitalistes! C’est pourquoi la classe ouvrière constitue le noyau de classe du socialisme et que c’est
elle qui constitue le sujet central de la lutte pour la
collectivisation des moyens de production. C’est elle qui se trouve en
position pour ériger une nouvelle société après la prise du pouvoir, une
société hautement productive, mais dans laquelle la production sera planifiée dans le but de répondre aux besoins de tous.
Finalement, l’importance que nous accordons aux grands lieux de
production ne signifie pas pour nous que l’essentiel de la lutte doit se
dérouler à l’intérieur de ceux-ci, dans les rapports immédiats entre
les ouvriers et les patrons. Nous disons au contraire que la lutte de
classe est avant tout une lutte politique, qu’elle doit se développer principalement à l’extérieur, contre
le pouvoir politique bourgeois, et qu’elle doit éventuellement
progresser vers sa forme supérieure, la lutte armée. Ainsi, la lutte à
l’intérieur de l’usine n’est pas une fin en soi. Elle doit être au service de la lutte extérieure pour la prise du pouvoir. Finalement, c’est le prolétariat dans sa totalité
– y compris ses secteurs non ouvriers ou improductifs – qui doit mener
le combat pour établir sa dictature sur la bourgeoisie, et non seulement
sa composante ouvrière, bien que celle-ci soit au cœur de la lutte. C’est en parvenant à mettre de l’avant une politique qui totalise la classe prolétarienne que les partis communistes s’assureront de ne pas passer à côté des concentrations ouvrières les plus importantes. C’est en parvenant à diriger l’ensemble du prolétariat qu’ils pourront prendre le pouvoir pour ensuite entreprendre l’édification du socialisme. En retour, c’est en parvenant à mobiliser le noyau dur de la classe ouvrière que les partis communistes trouveront le moyen le plus sûr d’entraîner l’ensemble du prolétariat dans un soulèvement contre l’ordre bourgeois.
C’est ainsi qu’il faut comprendre le principe de la centralité
ouvrière : il faut le comprendre dans la relation entre la partie et le
tout, dans le rapport entre l’activité déployée vers le cœur du
prolétariat et celle déployée vers toute la classe.
L’aristocratie ouvrière : un concept dangereux qui lie les mains des révolutionnaires
La défense de la
centralité ouvrière nous amène inévitablement à traiter de la question
de la fameuse « aristocratie ouvrière », cette couche de travailleurs
accusés d’être grassement payés, couche qui soi-disant entraverait
actuellement le progrès révolutionnaire en propageant le réformisme au
sein du prolétariat. En effet, le refus de reconnaître le rôle dirigeant
de la classe ouvrière et des ouvriers de la grande industrie dans la
révolution est étroitement lié à l’utilisation de cette catégorie –
l’aristocratie ouvrière – pour comprendre la réalité sociale. Les
ouvriers ne touchent-ils pas aujourd’hui des salaires élevés et ne
bénéficient-ils pas de généreux fonds de retraite? Ne sont-ils pas à
l’abri de l’oppression? N’ont-ils pas finalement intérêt au maintien du
régime capitaliste? En répondant par l’affirmative à ces questions,
certains ont rangé une grande partie, voire la totalité de la classe
ouvrière, dans cette catégorie, balayant ainsi du revers de la main
l’idée que celle-ci pourrait avoir un rôle central à jouer dans la lutte
révolutionnaire. De notre côté, nous rejetons non seulement cet amalgame fallacieux entre classe ouvrière et « aristocratie ouvrière », mais nous affirmons qu’à l’époque actuelle, la catégorie même « d’aristocratie ouvrière » n’est plus pertinente pour comprendre la structure de classe d’un pays impérialiste
comme le Canada. Plus encore, nous affirmons qu’il s’agit d’un concept
dangereux qui lie les mains des communistes dans le combat quotidien qu’ils doivent mener pour établir une liaison avec le prolétariat et qui, stratégiquement, les place devant une impasse.
À l’origine, le
concept d’aristocratie ouvrière avait été utilisé par Friedrich Engels,
notamment dans un article paru en 1885 et repris dans la préface à
l’édition de 1892 de La situation de la classe laborieuse en Angleterre,
pour décrire la couche supérieure du prolétariat anglais qui était
« corrompue » par les capitalistes britanniques grâce aux profits
excédentaires que ceux-ci tiraient de l’exploitation de leurs nombreuses
colonies. Engels visait alors à dénoncer l’attitude de certains groupes
d’ouvriers des syndicats de métier de l’époque qui avaient la vue
étroite, se contentant de protéger les avantages que la bourgeoisie leur
avait concédés et croyant que la situation « relativement confortable »
dans laquelle ils se trouvaient allait se prolonger éternellement.
Notons que pour Engels, il s’agissait d’un phénomène qui était exclusif à
l’Angleterre en raison de sa possession de nombreuses colonies ainsi
que du monopole industriel et commercial dont jouissait à l’époque la
bourgeoisie britannique. De plus, dans son article de 1885, Engels
précisait que les « privilèges » dont pouvaient bénéficier une partie
des ouvriers anglais allaient disparaître avec la crise capitaliste et avec la fin de la domination de la bourgeoisie britannique sur le marché mondial :
« La vérité, la
voici : tant que le monopole industriel anglais a subsisté, la classe
ouvrière anglaise a participé jusqu’à un certain point aux avantages de
ce monopole. Ces avantages furent très inégalement répartis entre ses
membres; la minorité privilégiée en encaissa la plus grande part, mais
même la grande masse en recevait sa part, du moins de temps à autre et
pour une certaine période. […] Avec l’effondrement de ce monopole, la
classe ouvrière anglaise perdra cette position privilégiée. Elle se
verra alignée un jour, – y compris la minorité dirigeante et privilégiée
– au niveau des ouvriers de l’étranger. »
Plusieurs années plus tard, Lénine a repris le concept, notamment dans son ouvrage L’impérialisme et la scission du socialisme paru en 1916, en
affirmant qu’avec la fin de la domination exclusive de l’Angleterre et
le passage à l’époque de l’impérialisme, il se développait dans chaque
pays impérialiste une couche de prolétaires embourgeoisés, soudoyés par
la bourgeoisie et propageant l’opportunisme dans le mouvement ouvrier. Si Lénine a ainsi parlé de l’aristocratie ouvrière (sans jamais, il faut le dire, en donner une définition très précise), c’était dans le but de combattre la trahison des grands partis ouvriers de la Deuxième Internationale – leur ralliement à la bourgeoisie – dans une période de montée vers le pouvoir de la classe ouvrière.
Il voulait insister sur le fait que l’opportunisme était rendu
inévitable à cette époque en raison des conditions objectives induites
par l’impérialisme et qu’il fallait donc lutter contre lui dans tous les
pays. Son but était de mettre en lumière le fait qu’en raison des
surprofits tirés de l’exploitation des colonies, la bourgeoisie
impérialiste pouvait, sans trop de difficultés, faire des concessions partielles et temporaires à la classe ouvrière ou encore soudoyer des chefs ouvriers
si la puissance du mouvement prolétarien l’en obligeait. Il voulait
ainsi montrer la base matérielle de l’émergence de l’opportunisme,
lequel consistait alors à sacrifier les intérêts à long terme de
l’ensemble des ouvriers au profit des intérêts temporaires de la minorité qui « profitait » de ces concessions. C’est précisément cette définition de l’opportunisme qu’il a donnée dans La faillite de la seconde internationale :
« L’opportunisme consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts temporaires d’une infime minorité d’entre eux, ou en d’autres termes, l’alliance d’une partie des ouvriers avec la bourgeoisie contre la masse du prolétariat. » (1915)
Il est vrai que Lénine, dans L’impérialisme et la scission du socialisme,
a fait mention du « rattachement », « du point de vue économique »,
d’un groupe – restreint – de prolétaires à la bourgeoisie. Cependant, ce
qui l’intéressait avant tout était le résultat politique de ce
phénomène. Il a dénoncé « l’aristocratie ouvrière » parce qu’elle avait
fait passer une partie du mouvement social-démocrate dans le camp de la
bourgeoisie et parce qu’elle exerçait une influence néfaste sur la masse
des travailleurs. Mais surtout, il n’a jamais dit que ce
« rattachement » de contingents d’ouvriers à la bourgeoisie engendrait
une couche stable d’ouvriers bourgeois détachés définitivement du
prolétariat et dont les intérêts fondamentaux s’opposeraient à ceux de
l’ensemble de la classe ouvrière. Au contraire, il a insisté, dans le
même ouvrage, sur le fait que les avantages économiques dont jouissaient
les « aristocrates ouvriers » étaient passagers :
« En montrant que les opportunistes et les social-chauvins trahissent en fait les intérêts de la masse, défendant les privilèges momentanés
d’une minorité d’ouvriers, propagent les idées et l’influence
bourgeoises et sont en fait les alliés et les agents de la bourgeoisie,
nous apprenons aux masses à discerner leurs véritables intérêts
politiques et à lutter pour le socialisme et la révolution à travers les
longues et douloureuses péripéties des guerres impérialistes et des
armistices impérialistes. » (1916)
Il n’a pas appelé les révolutionnaires à lutter contre une partie du prolétariat, mais bien contre les partis ouvriers bourgeois
qui propageaient des illusions en « défendant les privilèges momentanés
d’une minorité d’ouvriers ». Ajoutons que Lénine n’a pas manqué de
préciser que dans les nouvelles conditions de l’impérialisme, la
corruption de la classe ouvrière par la bourgeoisie impérialiste n’était
pas aussi facile qu’en Angleterre au 19e siècle, que cette
corruption ne pouvait durer aussi longtemps et que la force des partis
ouvriers bourgeois – et donc de l’aristocratie ouvrière – ne risquait
pas de se maintenir éternellement dans tous les pays impérialistes :
« Autrefois l’on pouvait soudoyer, corrompre pour des dizaines d’années la classe ouvrière de tout un pays. Aujourd’hui, ce serait invraisemblable, voire impossible; par contre, chaque « grande » puissance impérialiste peut soudoyer et soudoie des couches moins nombreuses
(que dans l’Angleterre des années 1848 à 1868) de l’« aristocratie
ouvrière ». […] Aujourd’hui, « le parti ouvrier bourgeois » est inévitable et typique pour tous les pays impérialistes; mais
étant donné leur lutte acharnée pour le partage du butin, il est
improbable qu’un tel parti puisse triompher pour longtemps dans
plusieurs pays. » (1916, L’impérialisme et la scission du socialisme)
Par ailleurs, lorsqu’il a employé l’expression « d’aristocratie ouvrière », Lénine a davantage fait référence à des fonctions, des postes et des attributions de leadership dans la lutte des classes plutôt qu’à une catégorie économique dans la structure de classes d’un pays ou au sein des rapports de production.
En effet, il a parlé de chefs ouvriers corrompus, de politiciens et de
députés ouvriers se faisant octroyer des privilèges par la bourgeoisie
impérialiste dans le but de les acheter, ou encore d’organisations
ouvrières s’opposant aux intérêts de l’ensemble du prolétariat,
c’est-à-dire à la révolution qui se développait. Il n’a jamais, par
exemple, affirmé que tous les ouvriers qualifiés ou encore que tous les
prolétaires dans telle ou telle branche de l’industrie constituaient des
aristocrates ouvriers. Examinons un peu comment il traite de la
question dans L’impérialisme et la scission du socialisme :
« La bourgeoisie
d’une « grande » puissance impérialiste peut, économiquement, soudoyer
les couches supérieures de « ses » ouvriers en sacrifiant à cette fin
quelque cent ou deux cent millions de francs par an, car son surprofit
s’élève probablement à près d’un milliard. Et la question de savoir
comment cette petite aumône est partagée entre ouvriers-ministres, « ouvriers députés » (rappelez-vous l’excellente analyse donnée
de cette notion par Engels), ouvriers membres des comités des
industries de guerre, ouvriers fonctionnaires, ouvriers organisés en
associations étroitement corporatives, employés, etc., etc., c’est là une question secondaire. »
« Les sinécures
lucratives et de tout repos dans un ministère ou au comité des
industries de guerre, au Parlement et dans diverses commissions, dans
les rédactions de « solides » journaux légaux ou dans les directions de
syndicats ouvriers non moins solides et « d’obédience bourgeoise »,
voilà ce dont use la bourgeoisie impérialiste pour attirer et
récompenser les représentants et les partisans des « partis ouvriers bourgeois ». »
On voit que pour
Engels comme pour Lénine, « l’aristocratie ouvrière » n’était pas une
catégorie stable et permanente dans la structure de classes d’un pays,
mais plutôt une réalité émergeant dans le feu de la lutte des classes.
Cette réalité avait, pour eux, une base matérielle – l’octroi temporaire
par la bourgeoisie de « privilèges » économiques à certains groupes
d’ouvriers –, mais il n’en demeure pas moins que c’était principalement
la manière dont certains ouvriers se positionnaient dans la lutte
qui faisait d’eux des « aristocrates ouvriers ». Or, au fil du temps –
et plus particulièrement dans les dernières décennies – le sens du
concept a été élargi erronément pour désigner une catégorie fondamentale
dans la structure économique des pays impérialistes. Une couche
importante de travailleurs et de travailleuses a ainsi été placée à l’extérieur du
prolétariat en raison de ses intérêts soi-disant contradictoires avec
ceux de l’ensemble de la classe. En se basant sur des critères
arbitraires et non scientifiques, on a fait passer dans la catégorie de
« l’aristocratie ouvrière » l’ensemble des ouvriers qualifiés et
syndiqués ayant de « bons » salaires, puis les travailleurs de pans
entiers de la grande industrie – l’automobile, le pétrole, les mines,
l’aluminium, etc. –, jusqu’à faire passer le prolétariat, de la classe
majoritaire qu’il est réellement, à une classe minoritaire (la
« classe » des pauvres et des exclus). Plusieurs sont même allés jusqu’à
dire que la totalité du prolétariat des pays impérialistes, à quelques
exceptions près, était constituée « d’aristocrates ouvriers ». On a
cherché à expliquer les « faiblesses » du mouvement ouvrier des
dernières décennies par le fait que celui-ci était soi-disant dirigé par
cette « aristocratie ouvrière », la tâche des militants d’avant-garde,
selon cette analyse, étant d’écarter cette couche de la direction du
mouvement pour la remplacer par de « vrais » prolétaires, ou encore de
construire à partir de zéro un nouveau mouvement ouvrier qui serait
« pur » à côté du mouvement ouvrier existant, vu comme ayant dégénéré
définitivement. Ces conceptions découlent de graves erreurs d’analyse et conduisent en pratique à un cul-de-sac stratégique certain. Elles
viennent renforcer les thèses anti-marxistes qui foisonnent dans les
milieux intellectuels des pays impérialistes depuis la fin des années
1970 sur la disparition, dans ces pays, du prolétariat en général et de la classe ouvrière en particulier, ainsi que sur la nécessité qui en découle d’abandonner la perspective de la lutte pour le pouvoir et pour le socialisme au profit de luttes disparates, sans direction commune et sans conclusion possible.
Dans le mouvement
communiste canadien, ces erreurs d’analyse ont pu, dans certains cas et à
un certain moment, être commises par des révolutionnaires honnêtes. Cependant, la lutte politique qui a émergé dans les dernières années au sein du maoïsme canadien a révélé que derrière ces positions se cache aujourd’hui quelque
chose de bien pire que de la simple confusion : il s’agit de l’abandon
implicite du prolétariat comme sujet révolutionnaire, abandon induit par
la pénétration du postmodernisme dans les organisations soi-disant communistes ou révolutionnaires. Ces positions se sont cristallisées du côté de l’opportunisme et caractérisent désormais tous ses représentants au Canada. Elles ne peuvent plus être tolérées comme de simples erreurs et doivent être combattues vivement par les révolutionnaires. Dans
la lutte que nous menons contre la révision du maoïsme au Canada depuis
quelques années, nous avons également constaté que le mépris de classe
des opportunistes vis-à-vis le prolétariat, ainsi que leur refus obstiné
d’aller à la rencontre des masses ouvrières avait trouvé une
justification théorique dans les thèses contemporaines sur
l’aristocratie ouvrière. Nous avons vu que la conséquence pratique immédiate de ces thèses est le confinement de l’activité militante loin des zones industrielles, des villes ouvrières et des lieux de production – des milieux infestés d’aristocrates ouvriers selon les militants petits-bourgeois –, lesquels sont pourtant censés être la cible prioritaire des communistes.
La recherche de
nouveaux sujets « révolutionnaires » est au cœur du militantisme
imprégné par le postmodernisme (nous mettons le mot « révolutionnaire »
entre guillemets, car en fait le postmodernisme combat la perspective de
la révolution). En effet, le postmodernisme postule que la
réalité est multiple, que la société est atomisée, qu’elle n’est pas
structurée par la contradiction entre deux grandes classes qui se font
face, mais qu’elle se fragmente plutôt à l’infini, etc. Pour le
postmodernisme, c’est la perception qui façonne le monde et non le monde
qui est à l’origine de nos perceptions. Chaque individu ressentant une
« oppression spécifique » devient un sujet ayant sa propre trajectoire, ses propres objectifs et ses propres
formes de lutte. Les militants postmodernes ne cherchent pas à
comprendre comment fonctionne objectivement la société : ils recherchent
les groupes ou les personnes apparaissant comme étant les plus
marginalisés ou les plus opprimés et en font les fers de lance de la
lutte contre le capitalisme. En fait, ce contre quoi ils luttent n’est
pas le capitalisme, mais la norme. Il n’est donc pas surprenant
qu’ils se détournent des grands groupes formant la majorité de la
population, car par définition, la norme est constituée par ce que fait
et pense la majorité. Pour eux, le prolétariat en général et la classe
ouvrière en particulier ne peuvent donc représenter autre chose qu’un
groupe dominant et oppresseur, étant en bonne
partie (surtout en ce qui concerne les ouvriers de la grande industrie)
composés « d’hommes blancs cisgenres et hétérosexuels » correspondant à
la norme qu’ils combattent. Il n’est pas surprenant que les
opportunistes canadiens, incluant les éléments récemment rejetés par
notre organisation, se soient emparés comme ils l’ont fait du concept
d’aristocratie ouvrière pour justifier le type de militantisme auquel
ils s’adonnent : ces militants postmodernes déguisés en révolutionnaires
ont trouvé dans la littérature communiste un concept semblant confirmer
les conceptions anti-prolétariennes qu’ils avaient au départ, et ils
s’en servent désormais pour donner une légitimité politique à leur
désintérêt total pour la réalité de la production et, plus largement,
pour celle de l’exploitation salariale dans son ensemble. Cet abandon du
prolétariat laisse ainsi la place à un travail segmenté et sans
cohérence, centré sur divers groupes marginaux, sur la lutte contre la
soi-disant montée du fascisme, sur la lutte contre le « colonialisme de
peuplement », sur les revendications étudiantes petites-bourgeoises,
etc.
Revenons à la notion
d’aristocratie ouvrière en elle-même et examinons plus précisément en
quoi l’usage qui en est fait de nos jours est erroné. D’abord, les
critères employés pour identifier l’aristocratie ouvrière sont
complètement vaseux et ne reposent sur aucune démonstration sérieuse.
Pour déterminer que des travailleurs appartiennent à cette catégorie, on
se base tantôt sur leur salaire et sur leurs conditions de vie, tantôt
sur le fait qu’ils ont une qualification ou pas, ou encore sur le fait
qu’ils sont syndiqués ou non. Dans certains cas, le critère déterminant
est la couleur de la peau, les ouvriers blancs étant automatiquement
rangés hors du prolétariat. On va considérer, par exemple, que les
travailleurs gagnant plus qu’un certain montant de l’heure ou ayant un
certain salaire annuel, fixés de manière subjective et arbitraire, ne
sont plus exploités et qu’ils n’ont donc plus les mêmes intérêts que le
reste du prolétariat. On va dire la même chose de ceux possédant une
maison ou encore une voiture. À défaut de faire une analyse marxiste de
la structure de classe de la société, on tombe dans la sociologie
bourgeoise. En effet, la sociologie bourgeoise n’arrive à voir dans la
réalité sociale qu’une superposition de strates au sein desquelles les
personnes ont plus ou moins de revenus et d’avoirs. Elle ne s’intéresse
qu’à la répartition des richesses à défaut d’étudier ce qui détermine
cette répartition, c’est-à-dire leur production. On constate ainsi de
manière purement empirique que certaines catégories de travailleurs ont
des revenus et un niveau de vie plus élevés que d’autres – ce qui est
vrai –, mais sans chercher à l’expliquer avec des notions d’économie
politique et en étudiant concrètement les rapports entre le travail et
le capital. Pour arriver à prouver qu’il existe, dans les pays
impérialistes, une vaste couche de prolétaires qui ne sont plus
exploités, il faudrait démontrer avec justesse que ces prolétaires
reçoivent en salaires une quantité de valeur correspondant à une
quantité de temps de travail (il s’agit ici du temps de travail
socialement nécessaire) égale ou supérieure au temps de travail qu’ils
fournissent. Il faudrait aussi qu’on nous explique la raison pour
laquelle la bourgeoisie se donne autant de mal à mettre son capital en
mouvement dans les pays impérialistes si elle n’en retire pas de
plus-value! Le salariat est un système d’exploitation, et les conditions
dans lesquelles cette exploitation s’effectue n’y changent rien. Ainsi,
il n’existe pas de « bon » salaire pour un ouvrier exploité, tant que
celui-ci demeure forcé de travailler une partie de sa journée gratuitement pour
engraisser le capital! Certains diront que, bien qu’ils sont encore
exploités, les prolétaires ayant un niveau de vie plus élevé n’ont plus
intérêt dans la révolution, puisqu’ils ont désormais « quelque chose à
perdre ». Outre le fait qu’on pourrait dire la même chose d’à peu près
tous les prolétaires ayant existé à toutes les époques, nous répondons
que cette chose que les « aristocrates ouvriers » ont à perdre (un
emploi avec un « bon » salaire), ils peuvent également la perdre à tout
moment sous le capitalisme étant donné la façon dont ce système
fonctionne. En effet, il suffit pour cela d’une crise ou encore d’une
simple restructuration de l’entreprise qui les embauche (on n’a qu’à
penser à l’exemple de Bombardier qui a supprimé des milliers d’emplois
« bien payés » au Canada dans les dernières années). On invoque aussi
parfois l’idée que les prolétaires dont les conditions de vie sont
meilleures ne peuvent pas développer de conscience de classe, puisque ce
sont les conditions matérielles d’existence qui déterminent la
conscience des hommes. On oublie alors que les conditions matérielles
d’existence concernent avant tout la manière dont on entre en rapports
avec les autres membres de la société dans la reproduction de notre
existence, c’est-à-dire la place qu’on occupe dans les rapports de
production. Les ouvriers de la grande industrie mettent en œuvre des
moyens de production collectifs et prennent part à un procès de travail
au sein duquel la division des tâches atteint un grand niveau de
complexité. Chaque jour, ils exécutent un travail parcellaire dans le
cadre d’une production socialisée; ils constatent directement la
puissance des forces productives de la société, mais voient les fruits
de leur labeur être accaparés par les capitalistes. Cela compte bien
plus dans la balance que leurs conditions d’habitation, que la qualité
ou la quantité de biens auxquels ils ont accès ou encore que le type
d’activité qui occupe leur temps libre. En raison de la position qu’ils
occupent dans les rapports de production – et ce, peu importe leur
salaire –, ils forment le groupe dans la société pouvant développer le
plus aisément une conscience communiste.
Qu’il existe des
différences au sein du prolétariat, que certains soient mieux payés que
d’autres et que la situation des uns soit plus favorable que celle des
autres, cela est une évidence. Il en a toujours été ainsi sous le
capitalisme et cela ne changera pas tant que les rapports de production
n’auront pas été transformés radicalement par la révolution. Cela dit,
ces différences et ces écarts n’ont jamais signifié que les prolétaires
n’avaient pas tous les mêmes intérêts fondamentaux, bien au contraire.
Le capitalisme a toujours créé des lignes de fracture parmi les
travailleurs : il a toujours opposé les prolétaires entre eux afin de
favoriser leur exploitation et d’empêcher leur regroupement pour la
lutte. Le rôle d’une avant-garde est justement de faire passer les
différences au second plan en entraînant les prolétaires dans une lutte
commune contre la bourgeoisie. Bref, c’est d’aller à contre-courant et
de lutter contre la division, et non de la renforcer en propageant
l’idée selon laquelle une fraction du prolétariat n’a pas les mêmes
intérêts que les autres! Dire que les travailleurs, actuellement, ne
luttent pas tous ensemble pour les mêmes objectifs, qu’ils se battent
souvent pour des intérêts « étroits » et même parfois les uns contre les
autres, c’est dire quelque chose d’évident et de banal. La concurrence
est à la base de la société bourgeoise. Depuis sa naissance, le
mouvement ouvrier a lutté de toutes ses forces pour supprimer – ou du
moins limiter – cette concurrence que se livrent les prolétaires entre
eux sur le marché capitaliste. Cependant, il ne faut pas s’étonner qu’en
l’absence d’un mouvement révolutionnaire assez puissant pour toucher la
nation entière et tenter une montée vers le pouvoir, les travailleurs
s’en tiennent à des luttes partielles et dispersées. L’émergence de la
conscience de classe et l’unification du prolétariat ne sont possibles
que dans la lutte politique contre la classe bourgeoise dans son
ensemble. Si le point de vue prolétarien pouvait triompher « par
lui-même », il n’y aurait pas besoin d’une avant-garde pour faire la
révolution. Or, comme il est exprimé dans le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et de Friedrich Engels, ce sont les communistes qui représentent « les intérêts du mouvement dans sa totalité ». À l’heure actuelle, on ne peut certainement pas reprocher aux ouvriers canadiens de ne pas être communistes. Notre
première préoccupation doit au contraire être de chercher à remédier à
la difficulté des révolutionnaires à se lier durablement avec les grands groupes du prolétariat et avec la classe ouvrière, à la difficulté à construire une organisation ayant assez de force pour s’adresser au peuple dans son ensemble.
Les militants adhérant aux conceptions décrites plus haut sur
« l’aristocratie ouvrière » rejettent la faute des difficultés qu’ils
rencontrent sur les travailleurs au lieu de faire l’examen de leur
propre activité et de chercher à développer une ligne tactique juste qui
leur permettrait de sortir de l’impasse.
Comme nous l’avons
dit plus haut, les partisans contemporains du concept d’aristocratie
ouvrière cherchent à expliquer la « faiblesse » actuelle du mouvement
ouvrier par le fait que le mouvement serait actuellement dirigé par
cette couche d’ouvriers embourgeoisés et qu’il ne servirait que les
intérêts de celle-ci. Ils prétendent qu’une couche de travailleurs
réformistes exercerait une influence politique néfaste sur le reste du
prolétariat, comme cela était le cas à l’époque de Lénine lorsque
celui-ci dénonçait la trahison des partis ouvriers bourgeois. Au Canada,
ils pointent du doigt des partis comme le NPD ainsi que les grands
syndicats pour démontrer l’existence de cette aristocratie ouvrière qui
empêcherait la propagation des idées communistes au sein du prolétariat.
En fait, ils transposent de manière dogmatique une analyse concrète qui
était propre à une autre époque, sans comprendre que les conditions ont
changé et que cette analyse ne s’applique plus. En effet, aujourd’hui,
dans un pays comme le Canada, il n’y a pas de grands partis ouvriers
bourgeois rassemblant des masses de prolétaires et exerçant une
direction politique réformiste sur des pans importants du prolétariat,
comme c’était le cas au 19e siècle et au début du 20e
siècle. Il n’y a pas non plus de politiciens et de chefs ouvriers
soudoyés par la bourgeoisie impérialiste pour faire contrepoids aux
révolutionnaires. En fait, il n’y a même pas, en ce moment, de montée du
prolétariat vers le pouvoir à laquelle ces ouvriers corrompus, s’ils
existaient, pourraient s’opposer! Les partis tels que le NPD ou encore
le PQ au Québec, ne sont pas d’anciens partis ouvriers ayant trahi leur
classe : ce sont tout simplement des partis bourgeois faisant un travail
au sein du mouvement ouvrier et tentant d’exercer une direction sur les
travailleurs en promettant des réformes et des concessions. Ces partis
ne représentent pas les intérêts de « l’aristocratie ouvrière », mais
bien ceux de la bourgeoisie impérialiste, comme tous les autres partis
bourgeois, et c’est pour cette raison qu’ils doivent être dénoncés et
combattus. De la même manière, les éléments propageant des idées
bourgeoises « de l’intérieur » du mouvement ouvrier ne sont pas des
prolétaires corrompus, mais bien des éléments appartenant à la petite-bourgeoisie. Ils
n’ont le plus souvent jamais été exploités et font carrière dans les
syndicats. En effet, à notre époque au Canada, la direction des
centrales syndicales ainsi que la couche de militants développant un
discours politique et idéologique dans les syndicats (en élaborant des
« projets de société », en faisant par exemple la promotion de
l’écologisme ou du nationalisme) est essentiellement composée de
professionnels (avocats, professeurs, gestionnaires, etc.) et
d’intellectuels provenant des milieux universitaires. Cela dit – et il
est important de le préciser –, même si les dirigeants syndicaux étaient
des prolétaires, cela ne signifierait pas pour autant qu’ils
formeraient une « aristocratie ouvrière » devant être combattue et
délogée à l’heure actuelle. En fait, tenter de transformer les syndicats aujourd’hui en luttant contre leur direction et en tentant de la remplacer – qu’elle soit composée de prolétaires ou de petits-bourgeois – est
complètement vain. En effet, ce n’est pas la conscience subjective des
dirigeants syndicaux qui détermine le niveau de combativité des
syndicats et leur capacité à défendre efficacement les travailleurs,
mais bien les conditions objectives (période historique, phase
d’expansion ou de crise du capitalisme) dans lesquelles ils opèrent, et
surtout, l’existence ou non d’un mouvement de montée vers le pouvoir du
prolétariat. Pour ce qui est des ouvriers et des prolétaires
provenant de la base et qui sont élus comme délégués syndicaux, ils
jouent généralement un rôle utile en défendant leurs camarades dans la
lutte économique qui les opposent aux capitalistes et ne peuvent
certainement pas être qualifiés de traîtres ou de prolétaires
« embourgeoisés » pour la simple raison qu’ils ne prônent pas le
renversement du capitalisme. Prétendre le contraire, c’est ne pas
comprendre que c’est la proposition de montée vers le pouvoir que les
révolutionnaires vont éventuellement soumettre au peuple qui va faire émerger des militants ouvriers prêts à entraîner leurs camarades dans le combat pour le socialisme.
En attendant, le fait de voir un antagonisme entre les
révolutionnaires, d’une part, et les militants syndicaux prolétariens
qui ne luttent pas encore pour le pouvoir populaire, d’autre part, n’est
rien d’autre qu’une forme d’infantilisme propre à des idéologues
petits-bourgeois.
Le ralliement du
prolétariat à la révolution ne se fera pas en combattant
« l’aristocratie ouvrière » et en tentant de l’écarter de la direction
du mouvement ouvrier (en fait, il ne se fera pas en tentant de combattre
la direction du mouvement ouvrier tout court, peu importe sa
composition de classe et ses allégeances politiques), mais tout
simplement en positionnant correctement nos forces là où se trouvent les
plus grandes masses de travailleurs et en faisant grandir le camp
révolutionnaire au sein du mouvement, afin de le faire
basculer dans le camp du pouvoir prolétarien au cours de la guerre
populaire. Il n’existe pas, actuellement, de couche de travailleurs dont
l’existence serait un frein ou un obstacle à l’activité que les
révolutionnaires doivent déployer parmi les masses ouvrières et
prolétariennes. Comme nous l’avons dit plus haut, si le mouvement
ouvrier n’a pas aujourd’hui la même combativité qu’il a eu à d’autres
moments, ce n’est pas en raison de la composition de sa direction, ni
même en raison du manque de volonté subjective de celle-ci : c’est un
fait propre à la période historique actuelle et qui ne pourra changer
qu’avec la transformation de l’époque dans laquelle nous sommes
présentement. Il ne sert à rien d’être nostalgiques de l’époque où les
syndicats étaient combatifs et de vouloir ainsi refaire artificiellement
les grandes batailles syndicales du passé, par exemple celles des
années 1920-1930. La combativité de cette période découlait de
conditions historiques spécifiques (telles que l’accroissement
spectaculaire du prolétariat et le développement de la grande industrie)
et elle répondait à des enjeux économiques et sociaux bien précis,
comme par exemple la nécessité de syndiquer la grande masse des ouvriers
non qualifiés dans des syndicats industriels. C’était aussi la période
qui suivait la révolution d’Octobre en Russie, laquelle avait entraîné
un mouvement de montée vers le pouvoir dans le monde entier.
Aujourd’hui, alors que toutes les tâches historiques du mouvement
ouvrier spontané ont été accomplies (syndicalisation, obtention du droit
de négocier des conventions collectives, établissement d’un seuil
minimal de conditions de travail), il faut regarder vers l’avant, vers
la prochaine période qui sera celle de la guerre populaire et de la
lutte pour accomplir la tâche restante, soit la collectivisation des
moyens de production. C’est avec l’ouverture d’une tentative réelle de montée vers le pouvoir que l’époque va changer.
La guerre populaire va forcer les militants ouvriers à se positionner
pour ou contre la dictature du prolétariat et va provoquer une scission
dans le mouvement syndical : une partie de celui-ci va se ranger dans le
camp du peuple alors que l’autre va appuyer la bourgeoisie. En
attendant ce moment, il est inutile, voire irresponsable, de creuser un
fossé entre les révolutionnaires d’un côté et le mouvement syndical de
l’autre. Il faut au contraire prôner la plus grande unité possible et
positionner nos forces dans les syndicats, lesquels continuent d’abriter
et d’organiser des masses importantes de travailleurs exploités.
Stratégiquement,
l’emploi de la catégorie « d’aristocratie ouvrière » oriente les
communistes vers une impasse. Au cœur de la perspective de la guerre
populaire prolongée se trouve un principe fondamental, principe suivant
lequel il est impossible de remporter la victoire sans parvenir, à un
certain stade, à faire basculer la majorité du peuple dans la
révolution. La guerre populaire, plus que toute autre forme de lutte
révolutionnaire, nécessite, pour vaincre l’ennemi, le soutien des
couches les plus larges de la population d’un pays et la participation
active du plus grand nombre. Or, en disqualifiant l’ensemble des prolétaires « bien payés », qualifiés ou syndiqués, et en rejetant du revers de la main la nécessité de les organiser sous prétexte qu’ils n’ont pas intérêt au socialisme, on se coupe volontairement d’une fraction importante du peuple, fraction dont le poids économique et politique est pourtant déterminant et dont la participation dans la guerre sera indispensable au triomphe de celle-ci.
Cette participation est d’autant plus nécessaire dans le contexte d’un
pays caractérisé par l’existence de vastes couches intermédiaires et
petites-bourgeoises (environ 30% de la population) et où le prolétariat
ne constitue que les deux tiers de la population totale. Plus encore, en se coupant ainsi de cette partie du prolétariat, on s’assure de rester définitivement à l’écart des moyens de production les plus importants (par exemple ceux que l’on retrouve dans l’industrie pétrolière ou encore dans l’industrie minière), ceux-là mêmes que la révolution est censée saisir et collectiviser en priorité!
Si la révolution ne trouve pas d’appui auprès des ouvriers qui les
mettent en œuvre (c’est-à-dire précisément ceux qui sont le plus souvent
rangés dans l’aristocratie ouvrière), si elle ne parvient pas à
s’ancrer parmi eux et à gagner leur participation active, si elle
n’arrive pas à en faire une force tirant de l’avant les autres couches
du prolétariat dans la lutte contre la bourgeoisie, elle est condamnée à
mourir. En fin de compte, l’emploi de la catégorie « d’aristocratie
ouvrière » aujourd’hui revient à abandonner implicitement la perspective
de la guerre populaire prolongée et du socialisme. Si on est
partisans de la guerre populaire, on ne peut accepter de demeurer une
minorité isolée des grandes masses du prolétariat et on doit accepter d’organiser et de diriger tous ceux et toutes celles qui en font partie, en particulier ceux et celles mettant en mouvement les moyens de production les plus importants!
Le Canada, un vaste pays de production!
Malgré les
destructions de forces productives que la bourgeoisie canadienne nous a
fait subir dans les dernières décennies, malgré la disparition de
plusieurs grandes concentrations industrielles au pays, malgré le fait
qu’une quantité importante de prolétaires a été privée de la possibilité
de s’adonner à un travail producteur de richesses, la composante ouvrière du prolétariat canadien n’a pas disparu du tout : elle est forte, elle est nombreuse et c’est encore elle qui est capable de diriger la lutte de classe!
Les réaménagements économiques de la bourgeoisie n’ont pas changé
l’époque historique dans laquelle nous nous trouvons. Nous sommes encore
dans l’antichambre du socialisme. Un appareil productif immense se
dresse toujours devant nous et n’attend que d’être saisi. Il faut en
prendre le contrôle afin de déchaîner toute sa puissance. Il faut
réconcilier le travail vivant et le travail mort, la force de travail
actuelle et la masse de travail passé. Mais pour cela, il faut chasser
les capitalistes du pouvoir et les expulser de l’économie.
N’en déplaise à ceux qui pensent que le
Canada est un pays où l’on ne fait que consommer ce qui se fabrique
ailleurs, où l’économie n’est basée que sur le « savoir » et la
« connaissance » ou encore sur le commerce et la vente, nous affirmons que le Canada est avant tout un vaste pays de production!
Les discours sur la fin de l’ère industrielle peuvent se maintenir un
temps, mais ils seront vite balayés lorsque les ouvriers canadiens vont
se soulever pour prendre le contrôle de l’appareil productif qu’ils
mettent en mouvement quotidiennement. Même si la classe ouvrière
canadienne est plus éclatée qu’elle ne l’était avant, elle représente
encore une masse énorme de travailleurs. Si on se fie aux données du recensement national de 2016, sur les quelques 18,5 millions de canadiens ayant bénéficié d’un revenu d’emploi en 2015 (ce qui n’inclut pas seulement le prolétariat, mais aussi la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie), près de 5 millions de personnes ont occupé un emploi d’ouvrier exploité, soit un peu plus de 25% du total.
Dans certaines régions du pays, la proportion d’ouvriers est encore
plus élevée. Ces millions d’ouvriers ne se concentrent pas tous au sein
de la grande industrie : une bonne partie d’entre eux sont camouflés
dans des secteurs qui ne sont pas traditionnellement associés à la
classe ouvrière, mais où il existe une forme de production. C’est le
cas, par exemple, des travailleurs manuels disséminés dans les
restaurants, dans les boulangeries, dans les hôtels, dans les garages,
dans les stations-services, sur les bateaux de croisière, etc. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que le Canada possède encore un secteur industriel développé employant un grand nombre de personnes. Dans ce pays, comme dans n’importe quel pays capitaliste, la grande industrie demeure à la base de tout l’édifice social.
Au Canada, le noyau
dur de la classe ouvrière, celui mettant en œuvre les moyens de
production les plus importants, se retrouve dans quatre grands secteurs
économiques, secteurs que nous assimilons à la grande industrie en
raison des moyens qui y sont employés (notamment l’usage à grande
échelle des machines ou encore de l’équipement lourd), de l’organisation
du travail qu’on y retrouve (le degré de concentration des ouvriers et
le niveau de parcellisation du procès de travail), de la puissance des
forces productives qui y sont déployées et des quantités de plus-value
qui y sont extraites. Ces secteurs jouent un rôle central dans la
production sociale au pays. Le premier est celui de l’extraction des ressources naturelles et de l’agriculture, le deuxième est celui de la fabrication, le troisième est celui du transport et de l’entreposage et le quatrième est celui de la construction. En 2015, environ 2,8 millions d’ouvriers, soit plus de la moitié des ouvriers canadiens, ont travaillé dans l’un ou l’autre de ces quatre secteurs.
Nous avons dit que c’est dans ces secteurs que se trouvent les
principaux moyens de production du pays. Pour donner un ordre de
grandeur, selon les données de la comptabilité nationale, la valeur du
capital fixe (les machines et les outils, les bâtiments, etc.) se
trouvant dans ces quatre secteurs représentait à elle seule, en 2017,
près de 47% de la valeur de l’ensemble du capital fixe au pays (incluant
le secteur public). À titre de comparaison, la valeur du capital fixe
se retrouvant dans tous les autres secteurs mis ensemble, excepté les
secteurs de l’administration publique et des services publiques
(l’expression « services publics » référant ici uniquement à la
distribution d’eau, de gaz et d’électricité), ne représentait qu’environ
17% du total! Bien que ces données ne soient pas parfaites (par
exemple, elles ne nous indiquent pas la valeur exacte du capital, mais
plutôt la somme des prix des éléments qui le composent), elles suffisent
à donner un portrait se rapprochant de la réalité. Une chose est sûre : les grands moyens de production détenus par des capitalistes privés, ceux que la révolution vise à saisir et à collectiviser, se trouvent en majeure partie concentrés dans les quatre secteurs énumérés plus haut. Une masse incroyable de travail mort s’y accumule. Le mouvement révolutionnaire doit impérativement viser à s’installer solidement et durablement dans chacun d’entre eux. Tant que cette tâche ne sera pas réalisée, la victoire de la révolution sera impossible.
Le secteur de
l’extraction des ressources naturelles et de l’agriculture, c’est le
secteur où la classe ouvrière récolte les matières fournies par la
nature (pétrole, gaz, bois, minerais, céréales, etc.), matières
nécessaires aux autres secteurs de l’industrie. On y trouve des moyens
de production de grande envergure, notamment dans les mines et dans les
carrières et sur les sites pétroliers et gaziers. Au Canada, le
poids économique de ce secteur est particulièrement important : il doit
donc susciter un grand intérêt parmi les révolutionnaires. Toujours
selon les données de la comptabilité nationale, la valeur du capital
fixe se trouvant dans ce secteur représentait à elle seule, en 2017, un
peu plus de 31% de la valeur totale du capital fixe au pays. Aussi, en
2015, environ 250 000 ouvriers ont travaillé dans ce secteur. Une bonne
partie des sites d’extraction de ressources naturelles importants –
notamment des exploitations pétrolières – se trouvent dans la province
de l’Alberta. À propos du sous-secteur de l’agriculture, notons que ce
sont les fermes et les élevages industriels employant des ouvriers
agricoles salariés qui nous intéressent – les propriétaires de petites
fermes ne faisant pas partie de la classe ouvrière, ni du prolétariat.
En 2015, il y avait 117 355 ouvriers agricoles et ouvriers de pépinières
et de serres au pays.
Le secteur de la fabrication, qu’on appelle aussi couramment le secteur manufacturier, est le secteur formant le cœur
de la grande industrie. C’est le secteur où la classe ouvrière
transforme les matières premières, façonne des biens destinés à la
consommation et fabrique des moyens de production. En 2015, un peu plus d’un million d’ouvriers ont travaillé dans les usines du Canada.
Sur ce nombre, plus de 600 000 étaient des ouvriers sans
qualifications, soit des opérateurs de machines, des monteurs ou encore
des manœuvres. Ce secteur est d’une importance primordiale pour les
révolutionnaires : c’est dans les usines que l’on retrouve encore les
concentrations les plus grandes et les plus stables d’ouvriers, ainsi
qu’une grande partie des forces productives les plus puissantes du pays.
Bien qu’il y ait moins de grandes usines qu’avant, le Canada comptait
encore 296 établissements manufacturiers employant plus de 500 personnes
en 2018. Une bonne partie de ces établissements étaient situées en
Ontario (139 sur 296) et au Québec (77 sur 296). Ces grandes usines revêtent une importance stratégique particulière : il faut viser à y faire pénétrer le programme de la révolution par un travail d’agitation et de propagande communistes spécial, et éventuellement à s’installer dans le plus grand nombre possible d’entre elles.
Toujours en 2018, le pays comptait également 1 195 établissements
employant entre 200 et 499 personnes, et 2 059 établissements comptant
de 100 à 199 employés. C’est donc dire qu’il ne manque pas d’usines de
taille respectable vers lesquelles déployer un travail révolutionnaire
au Canada! On dit souvent que l’emploi manufacturier ne représente
désormais qu’un faible pourcentage de l’ensemble des travailleurs. Cette
donnée isolée tend à masquer l’importance économique réelle de ce
secteur, qui génère encore des profits faramineux pour les capitalistes
canadiens. Par exemple, en 2017, les bénéfices d’exploitation réalisés
par les entreprises canadiennes dans le secteur de la fabrication se
sont élevés à 56,4 milliards de dollars. À titre de comparaison, les
bénéfices réalisés dans le secteur du commerce au détail ont représenté
27,9 milliards de dollars, et ceux réalisés dans le secteur du commerce
de gros ont totalisé 30,7 milliards de dollars. Et ces données sont
trompeuses, car l’écrasante majorité des profits réalisés dans le
secteur commercial provient de la plus-value produite dans le secteur
industriel, ailleurs dans le monde ou ici-même! Ce qui est clair, c’est
que l’industrie manufacturière est encore bien vivante au pays, qu’elle
génère des richesses formidables et qu’il vaut la peine de lutter pour
que ces richesses reviennent à ceux et celles qui les ont produites!
Le secteur des
transports et de l’entreposage, c’est le secteur où la classe ouvrière
transporte les marchandises (à l’aide de trains, de bateaux, de camions,
etc.) vers les lieux où elles doivent être distribuées. Le transport
des marchandises est fondamental pour que celles-ci remplissent leur
fonction, c’est-à-dire pour qu’elles soient vendues. Dans le secteur du
transport a lieu ce qu’on appelle la continuation du processus de production dans la sphère de la circulation,
c’est-à-dire des dépenses de travail physique nécessaires pour la
société, qui ne dépendent pas des particularités de l’économie
capitaliste (contrairement, par exemple, aux tâches servant uniquement à
la vente), et qui sont effectuées à l’extérieur de la sphère de la
production proprement dite. C’est pourquoi le travail effectué
collectivement par les ouvriers sur les navires, dans les ports, dans
les trains, dans les lieux de déchargement et dans les entrepôts, ajoute
de la valeur aux marchandises et permet aux capitalistes de tirer une
plus-value supplémentaire. Depuis l’apparition de la grande production
industrielle, les moyens employés dans le transport correspondent aux
moyens et aux besoins de la grande industrie. On retrouve donc aussi
dans le transport des forces productives imposantes, par exemple dans
les ports et sur les grands navires. En 2015, environ 750 000 ouvriers ont travaillé dans ce secteur.
Sur ce nombre, on a dénombré 191 000 manutentionnaires et près de
250 000 camionneurs salariés. Les révolutionnaires doivent accorder une
attention spécifique à ce secteur, non seulement en raison de la
quantité importante d’ouvriers qui s’y trouvent, mais aussi parce que
les grands réseaux de transport occupent une place névralgique dans
l’économie capitaliste. En effet, une bonne partie des marchandises
produites doivent nécessairement circuler à travers ces réseaux. Les
ouvriers se trouvant à des endroits clés de ceux-ci (par exemple, les
débardeurs dans les ports importants) ont donc le potentiel de bloquer
la circulation d’une masse formidable de marchandises, ce qui revient à
empêcher les capitalistes de réaliser la valeur qu’elles contiennent.
Pendant la guerre populaire, l’action des ouvriers des réseaux de
transport pourra également contribuer à déstabiliser la bourgeoisie en
paralysant certains secteurs.
Finalement, le
secteur de la construction, c’est le secteur où la classe ouvrière bâtit
les usines, les infrastructures nécessaires à la production ainsi que
les magasins, les hôpitaux, les habitations et tous les autres bâtiments
dont la société a besoin. Bien que la forme d’organisation du travail
dans le secteur de la construction ne corresponde pas tout à fait à
celle qui est née avec l’introduction de la grande industrie mécanisée
(par exemple, les métiers y occupent encore une place prépondérante
contrairement à ce que l’on rencontre dans les usines), les ouvriers de
ce secteur font également partie du noyau dur de la classe ouvrière en
raison des richesses qu’ils génèrent, de leur importance numérique et
des moyens de production qu’ils mettent en œuvre. On retrouve en effet,
dans ce secteur, de vastes chantiers mettant en branle des moyens de
production puissants (par exemple des grues mécaniques et de
l’équipement lourd) et employant un grand nombre d’ouvriers. En 2015, environ 800 000 ouvriers salariés ont travaillé dans la construction.
La plupart d’entre eux étaient des ouvriers qualifiés, mais on a quand
même compté près de 190 000 manœuvres et aides de soutien. En raison de
leur nombre et de leur niveau d’organisation (le secteur de la
construction affichant un taux de syndicalisation parmi les plus élevés
dans le secteur privé), mais aussi parce qu’ils produisent une masse
significative de plus-value et qu’ils sont indispensables à la
réalisation des grandes infrastructures, les ouvriers de la construction
ont un poids important au Canada. Aussi, ils forment de vastes
regroupements ayant un grand potentiel pour les révolutionnaires. Par
exemple, au Québec, la FTQ Construction représente un des bassins
ouvriers les plus importants avec ses 76 000 membres. Ce sont les
grandes organisations ouvrières de ce genre que les révolutionnaires
doivent viser à pénétrer.
Appliquer la centralité ouvrière, dans le contexte canadien, c’est
viser à développer les liens révolutionnaires les plus solides et les
ancrages les plus puissants en plein cœur de ces quatre secteurs
économiques, là où se trouve le noyau dur de la classe ouvrière. C’est
viser à devenir une force agissante dans la lutte quotidienne qui s’y
déroule et à mobiliser massivement les 2,8 millions d’ouvriers
qui s’y trouvent pour la révolution socialiste. À un certain stade de
développement de notre mouvement, la classe ouvrière dans la grande
industrie doit jouer son rôle historique et devenir la force dirigeante
de la révolution. Elle doit devenir le point de départ des grands
affrontements avec la bourgeoisie, le noyau autour duquel tout le reste
s’organise et se développe. Pour en arriver là, les révolutionnaires
doivent développer une connaissance fine de ces quatre grands secteurs,
de la façon dont le travail y est organisé et dont l’exploitation s’y
déroule. Il faut chercher à tout connaître de la réalité immédiate des
ouvriers. Il faut connaître ce qu’ils produisent, la manière dont ils le
produisent et en quelle quantité. Il faut connaître leurs luttes
économiques et leurs revendications. Il faut mettre leur expérience au
profit de la révolution. Il faut s’intéresser aux grandes concentrations
industrielles, aux régions où se trouvent les grands sites d’extraction
de ressources naturelles et les grandes fermes capitalistes. Au Canada,
il y a des usines et des lieux de production d’un océan à l’autre. Cela
dit, les grandes concentrations manufacturières de l’Ontario et du
Québec, de même que les grands sites d’extraction de ressources
naturelles en Alberta, occupent une place stratégique dans la
révolution. Les grands ports comme ceux de Vancouver (le plus important
au Canada), de Montréal, de Prince Rupert et d’Halifax revêtent
également une grande importance. En plus des grandes agglomérations
industrielles comme celle de la région de Montréal, les révolutionnaires
doivent s’intéresser également à la multitude de villes ouvrières de
moyenne et de petite taille qui parsèment le pays, ainsi qu’aux géants
capitalistes régionaux qui conditionnent à eux seuls l’existence de
masses de travailleurs des régions. Il existe au Canada de nombreuses
villes et de nombreux villages où tout le monde est centré sur l’usine
ou sur la mine, et où un employeur décide du sort de la population. Ces
villes-usines constituent des terreaux extraordinaires pour la lutte de
classe. La révolution ne pourra pas progresser si elle ne s’installe pas
également dans ces zones.
Les ouvriers
canadiens, comme ceux du monde entier, sont des millions de héros! Ce
sont eux qui constituent la force vivante du pays! Ils extraient le
pétrole, le gaz, le charbon et le minerais; ils abattent les arbres pour
en faire du bois d’œuvre; ils récoltent les céréales, les légumes et
les fruits, et ils abattent les animaux pour en faire de la viande. Ils
façonnent les métaux et ils transforment les combustibles fossiles. Ils
fabriquent des aliments, des automobiles, des produits aérospatiaux, du
matériel ferroviaire, des produits chimiques, des produits textiles, des
vêtements, des produits en cuir, des produits en bois, du papier, des
produits en caoutchouc et en plastique, des machines, des appareils
électroniques, des appareils et des composants électriques, des meubles
et bien d’autres choses encore. Ils transportent les produits et les
acheminent à leur destination. Ils construisent les ponts, les routes,
les autoroutes, les hôpitaux, les écoles et les habitations. En tant que
communistes, le meilleur hommage qu’on puisse leur rendre est de lutter
contre tous ceux qui cherchent à les effacer, de dénoncer le mépris
pour la production et pour les producteurs dont font preuve les
militants petit-bourgeois, de combattre tous les traîtres qui cherchent à
enterrer définitivement le projet d’émancipation de la classe ouvrière
et, surtout, de poursuivre la lutte pour la libération des forces
productives et pour le socialisme!
Vive le travail créateur de richesses libéré de l’exploitation!
Construisons le parti communiste en appliquant la centralité ouvrière!
Les ouvriers prendront le pouvoir et dirigeront la production!
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