La
campagne électorale qui s’est terminée lundi dernier avec la victoire
du Parti libéral du Canada et avec la réélection de Justin Trudeau a été
d’un ennui rarement égalé. Pendant des semaines, les politiciens des
grands partis bourgeois ont enchaîné des mots d’ordre creux, des phrases
vides de sens et des discours sans contenu. Plusieurs commentateurs
dans la presse bourgeoise l’ont eux-mêmes reconnu durant la campagne, en
affirmant entre autres avoir énormément de difficulté à trouver la
« question de l’urne ». En effet, il n’y a pas eu de question centrale
et déterminante permettant aux différents partis bourgeois de se
démarquer les uns des autres – ce qui, aux yeux de ces commentateurs,
aurait permis de rendre la campagne un peu plus excitante. Aussi, le
faible taux de participation lors de l’élection, à nouveau en baisse
comme on pouvait s’y attendre, témoigne du fait que la campagne n’a pas
réussi à susciter un grand enthousiasme au sein de la population.
Certains diront que c’est le manque d’envergure et l’incompétence du personnel politique actuel qui est en cause. En
réalité, le vide absolu des campagnes électorales d’aujourd’hui n’est
pas la conséquence de la médiocrité individuelle des politiciens : il
est plutôt le reflet du pourrissement des parlements bourgeois à
l’époque actuelle. Aujourd’hui, la bourgeoisie n’est plus capable de
proposer un quelconque projet positif pour la société. Les parlements
n’ont plus aucun rôle progressiste
à jouer, et ce, depuis un long moment déjà. Au Canada, comme dans les
autres pays capitalistes, ils ne matérialisent plus aucun progrès
historique. La piètre « qualité » des politiciens bourgeois contemporains, de même que l’absence de contenu dans les programmes des partis bourgeois, sont la conséquence du fait que la société bourgeoise se trouve aujourd’hui devant une impasse objective. Le fait que les politiciens bourgeois n’aient à peu près rien de positif à proposer
est tout à fait normal puisqu’il n’y a tout simplement plus aucune
mission historique à accomplir pour le parlement et pour le capitalisme.
Dans ce contexte, les élections ne servent essentiellement à rien
d’autre qu’à mettre en place un nouveau conseil d’administration du
capitalisme ainsi qu’à renouveler, au besoin, la légitimité usée du
système parlementaire et de l’État bourgeois en changeant le parti
formant le gouvernement. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter aux conditions politiques et historiques à l’origine des formes démocratiques au sein de la bourgeoisie.
Surtout, il faut examiner comment les différentes transformations
accomplies par le capitalisme ont amené la bourgeoisie et ses
institutions politiques à n’être rien d’autre que des obstacles à la
marche en avant de l’histoire et de la société.
Le
parlement : une forme d’organisation démocratique permettant à la
bourgeoisie de s’unir et d’apaiser la concurrence en son sein
Face à la naissance du capitalisme, Marx et Engels ont correctement su montrer que le fondement de la société bourgeoise était la concurrence : « La
concurrence est l’expression la plus achevée de la guerre de tous
contre tous qui domine toute la société bourgeoise moderne. Cette
guerre, livrée pour la vie, pour l’existence, pour tout, autrement dit
une lutte à mort dans certain cas, met aux prises non seulement les
diverses classes de la société, mais encore les différents membres de
ces classes. Chacun se dresse sur la route de l’autre, et chacun
s’efforce donc d’évincer ceux qu’il trouve sur sa route pour prendre leur place. La concurrence joue entre les travailleurs, comme entre les bourgeois. » Par exemple, c’est cette concurrence inhérente à la société bourgeoise qui se manifeste, aux premiers stades de développement du capitalisme, lorsque les ouvriers sont
amenés à lutter les uns contre les autres pour vendre leur force de
travail au prix le plus bas afin d’être embauchés et de ne pas mourir de
faim (ou encore de ne pas se retrouver en prison pour vagabondage).
Cependant, la concurrence analysée par Marx et Engels ne se limite pas à
ce genre de manifestations particulières et
doit être comprise comme quelque chose de plus totalisant : elle doit
être comprise comme étant à la base de la société bourgeoise, comme
étant le moteur principal de l’ensemble de l’activité économique et
politique sous le capitalisme. La concurrence est donc présente au sein
de chaque classe sociale et détermine les rapports qui existent entre
ces classes. Au sein de la bourgeoisie, c’est elle qui fait naître historiquement les formes d’organisation démocratiques que nous connaissons aujourd’hui. Pour la bourgeoisie, la
concurrence est d’abord de nature économique : il s’agit d’une
compétition pour le profit, pour le contrôle du marché au sein d’un
secteur ou d’une industrie donnés ainsi que d’une compétition entre les
différentes formes de capital (industriel, commercial, foncier,
bancaire) pour rapatrier la plus grande part de la plus-value. Cette
concurrence économique se traduit ensuite dans la superstructure de la
société. La concurrence politique au sein de la bourgeoisie, dont la
base se trouve dans la concurrence économique, prend au départ la forme
d’une compétition pour la direction de la société, alors que la
monarchie vient d’être renversée ou est sur le point de l’être.
Il
faut comprendre que dans les conditions historiques entourant les
révolutions bourgeoises en Europe et en Amérique du Nord, la concurrence
affaiblit la bourgeoisie en diminuant sa capacité de s’unir. C’est la
nécessité de surmonter cette faiblesse et d’apaiser cette concurrence,
au moins momentanément, qui amène la bourgeoisie à se doter
d’instruments démocratiques pour délibérer entre elle, pour
trancher sur les questions à l’ordre du jour, et ce, afin de ne pas être
perpétuellement scindée en petites fractions concurrentes, à la merci
des autres classes sociales. C’est pour remplir cet objectif que sont
créés les parlements, lesquels sont encore aujourd’hui à la base de la
vie politique de la bourgeoisie sous le capitalisme. En somme, la
concurrence économique se transforme en concurrence politique, et c’est
grâce au parlement que la bourgeoisie parvient à solutionner
durablement, d’une manière démocratique pour elle, le problème de
la désorganisation engendrée par cette concurrence, ainsi qu’à prendre
en charge la gestion économique et sociale du pays où elle se trouve.
Devant la nécessité d’en finir avec les alliances fragiles et de s’unir en tant que classe sociale, la bourgeoisie fait émerger
des formes politiques nouvelles comme le parlement, les constitutions
nationales ainsi toutes les formes qui sont aujourd’hui au cœur de
l’État bourgeois moderne. Ces
créations ont lieu au cours de luttes épiques et à travers de grandes
expériences politiques, expériences formant des jalons importants dans
l’histoire de cette classe sociale. Parmi ces grandes expériences, on
trouve celle des Parlementaires dans la guerre civile anglaise contre la monarchie et la restauration, celle de la Révolution d’indépendance américaine avec l’adoption de la constitution jusqu’à la guerre civile, et bien sûr, celle de la Révolution française avec la création de la Convention nationale et l’affrontement ouvert entre Girondins et Montagnards. Dans chacune de ces grandes expériences, la bourgeoisie se dote d’une forme d’organisation démocratique lui permettant de s’unir politiquement – quand bien même cette unité n’est que passagère et relative – et d’installer son pouvoir politique. La
démocratie bourgeoise est la forme que la bourgeoisie se donne pour
mettre fin, au sens relatif, à la concurrence en son sein. Elle est l’aboutissement de toute une période historique de lutte et de préparation pendant laquelle
la bourgeoisie parvient à s’organiser, à s’unifier et à prendre la
direction du mouvement de masse dans la société pour renverser la
monarchie. Comme
l’a dit Lénine : « À l’opposé des démocrates petits-bourgeois, Marx
voyait dans toutes les revendications démocratiques sans exception non
pas un absolu, mais l’expression historique de la lutte des masses populaires, dirigées par la bourgeoisie, contre le régime féodal. » (1916, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes)
La nécessité pour la bourgeoisie de se doter d’une forme démocratique
n’est pas anecdotique. Dans son baptême de feu, la bourgeoisie a besoin
de la plus grande unité possible afin de conserver le pouvoir. Elle a
besoin d’une force politique suffisante pour rester en place et pour transformer et abolir l’ensemble des rapports sociaux et économiques antérieurs
au capitalisme. Elle doit inévitablement mener un combat prolongé
contre les classes et les groupes qui cherchent à restaurer l’ordre
social passé. Au départ, l’unité de la bourgeoisie doit lui permettre de liquider la monarchie et les classes féodales. Elle doit lui permettre de faire face à la réaction immédiate, c’est-à-dire à la contre-révolution à l’intérieur du pays de même qu’à la menace des puissances européennes extérieures. Elle
doit également lui permettre de conserver, au moins pendant une courte
période, sa direction sur les autres classes sociales dominées (soit sur le reste du Tiers-État, dans le cas de la Révolution française).
Les
politiciens et les partis bourgeois à une époque où le capitalisme et
les parlements ne permettent plus aucun progrès historique
Historiquement,
les différents partis politiques agissant au sein des parlements
bourgeois sont l’expression des grands blocs économiques et politiques
au sein de la bourgeoisie. Les lignes politiques de ces partis
représentent différentes conceptions de la manière de gérer le
capitalisme, conceptions découlant elles-mêmes des intérêts matériels de
secteurs spécifiques de la bourgeoisie. Au départ, le parlement est un
outil démocratique servant à prendre en charge la réalisation complète
des tâches historiques de la révolution bourgeoise. Par la suite, le
parlement sert à mener les débats et à résoudre les litiges au sein de
la bourgeoisie, lesquels sont alimentés par la période historique
d’expansion du capitalisme. Les grands partis politiques bourgeois
s’affrontent démocratiquement pour déterminer comment prendre en charge
la réalisation du potentiel historique – et limité – de la production
capitaliste. Le parlement est alors un instrument d’unification et de
gestion démocratique de la réalité économique et sociale pour la
bourgeoisie. Il est un outil fondamental pour l’unité et la cohésion de
cette classe sociale.
Pendant
une première période, les politiciens bourgeois (en particulier ceux
aspirant à se hisser à la tête du pouvoir exécutif) construisent leur
carrière à l’aide d’une ligne politique et d’une position sur la
réalisation complète d’une tâche démocratique donnée. Par la suite, il
s’agit pour eux de mettre de l’avant des projets importants pour
l’industrialisation ou encore pour le développement économique,
politique et militaire du pays. Les débats entre les différents
politiciens et les différents partis politiques tournent alors autour de
la forme et de la méthode du développement économique du capitalisme
dans sa période d’expansion. Aussi, de nombreux politiciens bourgeois
construisent leur carrière en prenant l’initiative dans la lutte de
classe contre le prolétariat, dans la lutte contre les nations opprimées
ou encore dans le déclenchement de guerres de pillage impérialistes,
initiative rendue nécessaire à un certain point pour laisser libre cours
à l’accumulation du capital.
Aujourd’hui,
plus qu’à aucune autre époque, le parlement canadien est un instrument
n’accomplissant plus aucun rôle progressiste. Cela s’explique par le
fait qu’au Canada,
mis à part la réalisation de la démocratie nouvelle pour les nations
autochtones, l’ensemble des tâches historiques démocratiques ont été
accomplies depuis longtemps. La capacité qu’avait la bourgeoisie,
pendant la période d’expansion du capitalisme, à mettre de l’avant des
projets nouveaux et positifs a maintenant disparu. La principale fonction que remplit maintenant le parlement est l’administration du budget – fonction qui consiste à déplacer des sommes d’argent prélevées ici et là. Ce qui précède ne signifie pas que le système parlementaire est en crise et qu’il est sur le point de s’écrouler de lui-même. Cela veut seulement dire qu’il n’a plus rien à offrir à la société et qu’il est comme un corps mort en train de pourrir sur le chemin de l’histoire.
Une
telle chose a des conséquences immédiates lorsque vient le temps de
renouveler le parlementarisme, c’est-à-dire lors des élections ou
lorsque le parti au pouvoir est discrédité dans les masses. Les
politiciens qui sont introduits cycliquement dans l’arène politique
bourgeoise ne peuvent plus construire leurs carrières individuelles avec
des propositions liées à l’accomplissement des tâches démocratiques ou
liées à la façon dont l’expansion du capitalisme doit être encadrée.
Autrement dit, les politiciens et les partis auxquels ils appartiennent
ne peuvent plus se distinguer en s’affichant comme les représentants de
projets historiques, nécessaires et incontournables dans le progrès
économique d’un pays. Ils ne peuvent plus se positionner dans des débats
sur des questions liées à la gestion d’une accumulation de capital
parvenant encore à transformer le monde avec des aspects de progrès
historique.
Cela
se voit immédiatement lorsqu’on regarde les politiciens bourgeois
actuels et qu’on compare leur manière de se présenter à celle de leurs
prédécesseurs. Les masses le perçoivent et on les entend souvent se
demander où sont passés les « grands politiciens d’antan » comme René
Lévesque ou encore Pierre Elliott Trudeau. En vérité, ces « grands
politiciens » n’ont pas disparu et n’ont pas tellement changé. Les
politiciens d’aujourd’hui sont les mêmes ennemis du peuple que ceux
d’autrefois : ils sortent des mêmes grandes universités et des mêmes
milieux d’affaire. La seule chose qui a changé est qu’ils n’ont plus
aucune munition pour se présenter en grands rénovateurs et développeurs
du pays. Ils sont « victimes » du fait que le capitalisme est un mode de
production périmé qui n’a plus rien à offrir et du fait que le
parlement n’est plus qu’un instrument servant à administrer
l’exploitation de la majorité de la population.
L’effet
le plus pervers de cet état des choses est qu’il amène les politiciens
bourgeois à se saisir de n’importe quelle perspective réactionnaire ou
fantaisiste pour parvenir à se faire élire. La concurrence demeure le
fondement de la société bourgeoise. La soif de profit et de pouvoir des
représentants de la bourgeoisie demeure le principal moteur de leurs
agissements. Cette concurrence, additionnée à l’absence de tâches et de
projets positifs découlant de la réalité matérielle, amène les
politiciens à défendre les plus grandes inepties et les projets les plus
réactionnaires pour se tailler une place. Le fait que Justin Trudeau
soit devenu le postmoderniste en chef, à l’avant-garde de tous les
milieux universitaires et militants, en est un bon exemple. La Loi sur
la laïcité, sur laquelle a grandement misé la CAQ au Québec, alors que la laïcité est accomplie depuis des décennies,
en est un autre. La reprise du programme idéaliste de l’écologie
politique par les partis bourgeois (programme qu’ils ont amplement mis
de l’avant durant la dernière campagne fédérale) est également un
symptôme de ce que nous décrivons. Finalement, le sentiment de vide et
de platitude ressenti lorsqu’une campagne électorale n’est pas alimentée
par l’enjeu de renouveler la légitimité du système parlementaire en
faisant élire un nouveau parti (comme cela avait été le cas aux
élections fédérales de 2015) est également la conséquence de l’absence
objective de tâches positives à accomplir pour la bourgeoisie.
Concluons
en rappelant que le parlement est une création politique de la
bourgeoisie et qu’il a, comme toutes les créations humaines, une
naissance et une fin. Il est apparu à un moment déterminé de l’histoire
et doit nécessairement disparaître maintenant qu’il a accompli son rôle
utile. Ce n’est pas une forme immuable de l’organisation politique de la
société. À l’échelle de l’histoire des sociétés, son existence ne
représente au contraire qu’un bref moment. Comme toutes les institutions
désuètes, il faut le jeter à terre et le remplacer par une nouvelle
forme d’organisation politique!
La seule tâche historique restante est la révolution socialiste!
Luttons pour la destruction du parlement et de l’État bourgeois et pour leur remplacement par un État prolétarien!
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